— Non, rectifié-je, c’est un taureau !
Je somnolais.
La voix métallique de Ross nasille dans l’appareil.
— S’agirait-il de ce lieu, sir ?
Il vient de stopper à l’orée d’une kermesse bigarrée dont l’entrée est surmontée d’un panneau en arc de cercle sur lequel on peut lire : Camping de la Méduse enchantée. L’endroit, malgré sa raison sociale, n’a rien de paradisiaque. Je dirai même que « ce lieu » dont parle Ross avec mépris est un lieu commun.
Certes, il se trouve sur la Côte d’Azur.
Certes, la mer est à huit cents mètres. Seulement… Seulement, il est situé en bordure de la Nationale, entre une décharge publique et une cimenterie. Seulement, une ligne de chemin de fer dite Decauville le limite sur son quatrième côté. Seulement, une épaisse couche de poussière grise tente d’unifier le gigantesque campement. Un bivouac, mes amis ! Un camp de réfugiés. Plusieurs centaines de familles peu vêtues y végètent dans un monstrueux tohu-bohu. Chacune a dressé sa tente contre sa voiture, les plus huppées ont même des tentes formant garage afin de protéger leur vénérée tomobile des ardeurs solaires. Des haut-parleurs piqués au sommet de mâts colorés diffusent une musique concassante, ferrailleuse, abrutisseuse. Des senteurs de mauvaise cuisine se mêlent aux effluves du ciment. Le ciment sent la merde. La cuisine presque ! Des latrines proches, surchauffées, s’échappent d’indéfinissables odeurs qui manquent de loyauté. La musique n’est qu’un fond, un grondement identique à celui de la mer par sa permanence. Mais mille bruits divers se joignent à elle pour cacophoner. Le sifflet aigrelet de la petite locomotive qui halète sur fond de décor. Les klaxons des campeurs sortants et des campeurs rentrants. Les criaillements de la marmaille turbulente. Les imprécations des houris. Les transistors hystériques, toujours et partout eux !
— Oui, réponds-je, c’est bien ce stalag !
J’ai encore dans mon portefeuille l’adresse écrite de la main de Béru sur un morceau de couvercle de boîte à camembert.
— Grands Dieux, murmure le Vieux. Cela existe donc !
Nous franchissons l’entrée de ce Treblinka de vacances. Une esplanade circulaire comportant en son milieu une construction marquée « Office » (à l’américaine, s’il vous plaît), s’offre à nous.
Ross s’y engage. Aussitôt, des indigènes radinent pour mater la Rolls.
— Mince, une diligence ! s’écrie un gorille noir, plus poilu qu’un cœur d’artichaut.
— C’est pas une auto, c’est juste un moyen de locomotion ! remarque un autre concentrationné. Vise le pingouin qu’est au poste de pilotage !
— Allez donc vous informer, mon bon ! soupire lâchement le Big Boss, cette faune m’insupporte !
Je descends dans cette cour des miracles du vingtième siècle. Le bruit se fait plus intense, les odeurs plus impitoyables. Mon odorat et mon ouïe sont trop sauvagement agressés : je titube, m’appuie au capot de la maîtresse de Ross, ce qui me vaut un sombre regard de ce dernier car on ne s’appuie pas à une Rolls-Royce de 1920. Sur la droite, il y a un point d’eau : quatre robinets de cuivre tout connards au sommet de leurs tuyaux nus, jaillis du sol comme des périscopes. Une centaine de personnes armées de seaux ou de bouteilles, d’arrosoirs ou de jerricans en plastique font la queue, ventre à fesses, en échangeant des propos aigres-doux sur la lenteur du débit de l’eau et les aises que prennent les puiseurs du moment. Y a d’énormes poufiasses aux jambons indécents. Des maigrichons à shorts trop short, coiffés d’un chapeau mou et chaussés de souliers de ville.
Y a des petites gosses genre Cosette, résignées comme des orphelines. Y a des vieillards maugréateurs. Y a des jeunes filles joyeuses. Des chiens qui pissent partout, à petites giclouilles préoccupées. Des jeunes gens avec leur transistor accroché au cou pour rien perdre de la publicité d’Astra ou de ce cher M’sieur Trigano qui est un peu le Dieu vigilant de ces sortes d’endroits.
Ça, c’est la corvée de flotte. Les caravaniers du désert. Dans le fond, la petite loco s’égosille en trinquebalant ses wagonnets bourrés de ciment malodorant. On voit des Arabes blancs de chaux qui s’agitent et louchent sur les campeuses. Y’aura une drôle de séance de ramonage chez ces messieurs, le soir venu, dans leur bidonville côte d’azuréen. De l’extase à retardement. Des évocations bien salaces.
J’entre à l’office : une vaste pièce circulaire qui pue la bière aigre et la laitue fanée. Ça fait épicerie-comptoir-bureau de réception. On y vend du chocolat et des sardines, des pêches blettes et des nouilles en vrac, de l’huile d’olive et des petites poupées provençales. Deux personnes vocifèrent à deux téléphones jumelés qu’aucune cloison ne sépare. La première, un grand, fort en cuissots, avec les cheveux en brosse et des poils partout, dit à une standardiste de Clermont-Ferrand qu’il l’emmerde ; tandis qu’une demoiselle dont on mate les noix à travers le short trop étroit gazouille à un Riri insituable des niaiseries pour militaire au clair de lune.
Deux marmots malmènent un billard électrique tout fulgurant d’éclairs jaunes et rouges dont les flippers battent éperdument de l’aile comme des papillons enlisés. Ça sonnaille, ça tintinnabule.
Je m’approche de la tenancière du camp (de concentration) ping. Elle est plâtreuse, bouffie, mal peinte. Une violette en guise de bouche. Un regard souligné trois fois au crayon vert. Une guiche à la Fréhel ! Des lustres de cristal en guise de boucles d’oreilles.
— Je cherche un dénommé Bérurier, dis-je. Il a dû arriver ce matin !
Elle me virgule un sourire pareil à un anus sur le point de happer le thermomètre.
— C’est à vous, la Rolls qui vient d’arriver ? élude-t-elle.
— Elle ne m’appartient pas, mais j’ai eu le grand privilège d’être véhiculé par elle !
La dame repeinte hoche sa tête admirable, ce qui met en branle un moutonnement de rides et de replis. Les bourrelets de la poitrine partent à l’assaut des fanons, lesquels communiquent leur frémissement à d’anciennes bajoues désaffectées.
— J’ai encore jamais vu un modèle semblable, fait-elle. Il est sorti quand ?
— Il s’agit d’un prototype, qui ne sera pas standardisé avant quatre ans au moins, la renseigné-je. A propos du dénommé Bérurier ?… plaidé-je en désignant le grand livre noir où sont consignés les noms des forçats.
— Oh oui. En effet, ils sont arrivés ce matin, très tôt…
Elle se mouille le pouce pour tourner une page collée à la précédente par une tache de confiture et une crotte de nez.
— Ils sont dans l’allée Adam et Eve, me renseigne-t-elle, la dernière au fond. Je vous les appellerais bien par l’haut-parleur, mais ça va être l’heure des informations et mes clients aiment pas qu’on interrompe.
— Ne vous dérangez pas, chère madame, je les dénicherai tout seul.
Le peuple s’est accru autour de la Rolls. Le carrosse disparaît derrière cette grappe humaine, on ne peut plus désinvolte, qui n’a aucune pudeur et ne se fait pas faute d’échanger des aperçus impertinents sur les établissements Rolls-Royce et leurs clients. Juste comme je sors, la voix enregistrée du plombier éclate, formidable, dominant le tulmute ambiant :
— V’s’avez donc jamais rien vu, tas de pignoufes ? Faut-y qu’j’me déculotte pour vous montrer l’clou du spectac ! Y z’ont rien à branler, ces pommes, pour s’agglomérer devant un tas de tôle !
Pour le coup la foule se dilue en maugréant. On ne résiste pas au ton acerbe du plombier de mon Honorable Singe.
L’allée Adam et Eve, avouez que c’est prometteur. Ça fait Eden… en diable ! on pourrait espérer des pins parasols, des lauriers-roses, des palmiers dattiers, toute un sylve féerique. Ça fait Paul et Virginie a priori, seulement a posteriori, on se rend compte que l’incident de la pomme a déjà chamboulé le ménage. Que la punition perpétuelle a pris effet. Je longe des souks bleus et ocres, assez pimpants d’aspect, mais où les conditions de vie en disent long sur la misère des hommes. Tous ces gus vautrés dans la poussière de ciment, ils sont en train de l’expier, le péché originel. Y en a qui se bagarrent avec leurs réchauds récalcitrants. Y’en a qui frappent leur progéniture pour se calmer les angoisses. D’autres qui sont de corvée de patates. Des qui se garnissent la tente de plaquettes Vapona à cause des moustiques et des qui s’oignent de Pipiol pour la même raison. On en aperçoit des tout cloqués, déjà. Bien rougeoyants, saignants même ! Y’a les stoïques qui lisent. Ceux qui profitent de son immobilisation pour trifouiller dans les intestins de leur Peugeot, lui vérifier les durites, lui dégorger les bougies, retendre sa courroie de ventilateur. Des dames font des lessives secrètes en de menus récipients pleins de mousse. On en devine qui s’envoient en l’air à travers les rideaux mal fermés de leur gentilhommière, on les entend se comporter, profiter du vacarme environnant pour se donner libre cours. J’en avise qui me font pitié, accroupis comme des fakirs dans leur maison de toile. D’autres, au contraire, y régnent en souverains : Abd-El Kader ! J’enjambe des détritus, je contourne des marmots au cul nu. J’évite des bassines. Je fais du slalom entre des ustensiles ménagers. Des garnements foncent à vélo entre les ruelles, renversent des galtouzes, regardent ceux qui baisouillent à travers des échancrures. On voit des habitués qui voisinent, se réjouissent de ce qu’il ne pleuve pas comme l’an passé. C’t’année elles s’annoncent merveilleuses, les vacances. Le camping de la Méduse enchantée mérite bien son blaze ! A mon avis c’est plutôt le camping de l’enchanteur médusé !