Mme Pinaud sanglote, les bras ballants devant des choses broyées, tandis que le brave Pinuche, assis sur le pare-chocs avant de sa bagnole, la tête dans ses mains, se laisse agonir d’injures par un routier furieux, deux fois plus costaud qu’Orson Welles.
— Espèce de vieil enviandé ! mugit le routier, t’es juste bon à piloter un fauteuil à roulettes, et encore : j’ai des doutes ! Mordez-moi ce navet qui me freine pile devant le nez ! T’as pas honte, dis catastrophe ! Je me retiendrais pas, j’emplâtrerais ce gugus, moi nom de Dieu de m… !
— J’te l’déconseille, mon pote ! tonne pour lors l’organe fougueux du Magistral. Quand t’est-ce qu’on n’est pas maître de son véhicule, on fait pas porter le bada aux braves gens dont auxquels on casse le matériel !
— De quoi ! se retourne l’autre montagne.
— Textuel, affirme Béru. J’ai tout vu, j’sus témoin, affirme-t-il avec un aplomb démoniaque.
Il me vrille la poitrine.
— Et ce monsieur-là que j’ai pas l’honneur de connaître aussi, est témoin, pas vrai, monsieur ? Tout est de ta faute, mon pote ! Tout ! De A jusqu’à V.
Il se tourne vers la foule croissante et la prend, elle aussi à témoin.
— Vlà de quoi la France meurt ! Dantonne-t-il. On colle des bahuts de vingt tonnes dans les pattes de mecs qu’ont eu leur permis poids lourd par les petites annonces !
Il se penche sur Pinaud et affirme en lui massant l’omo (extra) plate :
— Soyez sans crainte, mon brave homme, j’ai pas l’honneur de vous connaître (ici la pression de sa main s’accentue sur l’épaule de la Vieillasse) non plus que votre épouse ici présente, poursuit Béru en adressant un formidable clin d’œil à Mme Pinuche ; mais j’ai tout vu et vous aurez grain de courge, je veux dire grain de cause ! Ce serait trop facile qu’un fléal[4] public vienne amocher les caravanes des gens pour ensuite les engueuler comme du poisse-caille tourné !
La colère est un incendie qui ne s’allume pas de la même manière chez tous les individus. Selon leur caractère, leur morphologie et leur intelligence, elle s’embrase ou couvasse longuement avant de prendre.
Le routier incriminé est un sanguin lent d’esprit. Des cheveux noirs frisottent sur son front de tauril-lon. Il a l’œil menu de l’éléphant et le sourcil horizontal du gendarme d’avant-guerre. Les idées labyrin-thent longtemps dans sa grosse tête avant que de percuter la cervelle. Distrait de sa rogne braquée sur Pinuche, il s’y empêtre un instant. Il a besoin de sortir ses aéro-freins pour comprendre la qualité de l’incident. Ce témoin tonitruant qui l’accable véhémentement le déconcerte avant de débrider sa fureur. Il bredouille du regard, le routier. Ses organes sécrètent de la rage avant son cervelet.
Des flots de bile le submergent avant qu’il ait bien réalisé. Il a l’entendement qui titube. L’incrédulité le meurtrit plus que cette injustice inattendue. Et puis ça se met à suinter, la rogne, dans son caberlot. De la nitroglycérine, ça devient. Une teinte d’un violet presque noir le déguise en aubergine.
Ses pupilles s’élargissent. Ses lèvres se retroussent. Il grogne quelques secondes, en bon molosse provoqué, avant d’aboyer au visage de Béru :
— Témoin, mon c… ! Eh, emmanché !
Les insultes du Gros lui raffluent[5] en mémoire.
— Mon permis poids lourd par les petites annonces ! C’est mon poing dans la gu… que tu cherches, dis, tête à claque !
— Vas-y, tu me feras plaisir ! gouaille le Mastar.
— Y vont se chicomer ! applaudit Marie-Marie. Chouette, j’aime bien la castagne. Mémé me disait toujours : « Ton onc’Béru, son intelligence, il l’a dans ses poings. »
Effectivement, la bagarre se déclenche sans plus tarder pour la plus grande satisfaction des populaces initialement déçues par un accident sans mort ni blessé.
Le routier y va carrément, au coup de boule. Alexandre-Benoît déguste dix kilogrammes de boîte crânienne dans les gencives et tombe assis sur ses miches. Il s’ébroue. L’autre, dont la hargne grandit maintenant de seconde en seconde, s’avance pour lui décocher un coup de latte dans le portrait. Mais Béru lui cramponne le pinceau et le bloque sous son bras. Pour le coup, l’antagoniste choit également. Ils roulent en ahanant sur la chaussée noyée de pinard. C’est une lutte ardente et rouge. Les gnons pleuvent drus. A toi, à moi ! Flic-bang ! Floc-Tchong ! Pas de cadeau !
Les voici dans les débris de la roulotte pinul-cienne.
Ils y dénichent des armes de complément pour corser l’intensité du combat, le rendre plus sauvage, plus meurtrier. Le chauffeur a saisi un broc à eau à fleurs.
— Non, pas ça ! C’est celui de ma défunte mère ! crie Mme Pinaud, sortant de sa prostration.
Elle n’a pas le temps de plaider davantage. Le broc se fracasse sur la coloquinte de Bérurier.
Dame Pinuche passe dès lors de la supplique aux lamentations. Maintenant, du sang coule de Bérurier.
— Vas-y, t’ton ! trépigne Marie-Marie. Tu vas pas te laisser démolir par ce gros moche ! Allez, du cran, v’là tante Berthe !
Effectivement, la baleine pointe là-bas, avec M. Félix accroché à son short comme un mollusque à un bateau. Et puis le Vieux aussi s’annonce, l’air ennuyé de plus en plus. Il commence à en avoir classe des incidents techniques. Du train où ne vont pas les choses, il est pas encore certain de l’embarquement général à bord du Mer d’Alors.
La voix suraiguë de la gamine a stimulé notre Vaillant, à moins que ce ne soit l’annonce de l’arrivée de son épouse. Il a un regain d’énergie, Béru. Il le montre. Justement, les gogues de la caravane pendent hors du véhicule démantelé. D’un geste d’orang-outang, il les empare, les élève bien haut et les renverse sur son agresseur. Tu parles d’un couvre-chef, mon neveu ! Ça dégouline sur la tronche du gus, sur ses épaules. Toute la sauce, avec le produit chimique chargé de la neutraliser. Et des trucs moins fluides, des filandrements bizarres, des visquosités inquiétantes !
Le gorille danse sur place en émettant des « Heu-gneufff heugneufff » caverneux. Il étouffe ! Il se noie debout. Bonne âme, je me précipite pour le décoiffer. Vous verriez sa frime : elle est devenue vachement excrémentielle. Vous allez dire que j’apporte de la merde au moulin de ceux qui me reprochent déjà ma scatologie, mais j’ai le souci de la précision, moi ! Quand on fait ce métier, faut tout déballer au grand jour, mes amis : les roses et le purin. Il en a jusqu’au fond des éponges le pinardier. Il continue de hoqueter. Ses tifs sont casqués d’immonde, y’en a dans ses chasses, ça pend à ses sourcils, il en pompe par le nez. Pour lui, l’important, c’est la chose !
A travers son cloaque et sa malodorance, il voit s’éclairer la bouille sardonique de Béru. Alors les nerfs le reprennent. Il cramponne une cage à serins, tout en fer forgé et pleine de serins. Un moulinet comme seuls en exécutaient avec leur cimeterre les bourreaux chinois du bon vieux temps, et vraoumz ! La cage entre en contact avec le crâne du Mastar. Elle éclate. Les serins profitent de l’aubaine pour fuir cette prison turbulente. Mme Pinaud les appelle en chialant. Ils ont des noms d’hommes, ces zoziaux ! C’étaient comme qui dirait leurs enfants, aux Pinuche.
En fer forgé, je vous ai dit, la cage ! Ça laisse mon pote groggy. Il est affalé les bras en croix dans une gigantesque flaque de vinasse. Il bouge plus. Le routier annonce alors qu’il va le finir, lui écraser la tête, le dépecer, bouffer ses claouis en salade, faire quelque chose de grave et de définitif. Seulement il a pas regardé ses arrières, le bougre. Quand on chasse le lion, faut bien gaffer que la femelle soye pas dans les parages !