Je vous dis ça en passant, mais réfléchissez-y, et vous verrez que ça n’est pas aussi stupide que vous en avez l’air !
Donc mon adversaire s’étonne ; et un sportif étonné est un arc qui se débande, mes gueux. Il prend du mou dans le poignet, de la langueur dans l’épaule. Sa raquette cesse d’être une bombarde pour devenir un éventail. De plus, chaque fois qu’il va engager, l’éclat farceur que je viens de vous parler ci-haut fonce automatiquement dans sa prunelle, sapant ainsi toute la précision du bellâtre. Croyez-moi ou allez vous faire toiletter les chromosomes, mais c’est le gars Bibi qui remporte le jeu.
Ainsi que les quatre suivants, mes jolies ! Parfaitement. Ce qui me vaut, en même temps que la victoire, une monstre ovation. Habituellement il est réservé, le public des tournois de tennis. Il quolibète pas. Vous entendrez jamais autour d’un court les exhortations qu’on entend dans un stade pendant le tournoi des Cinq nations. On est entre gens de bonne compagnie, quoi ! On appelait Dubout des doigts et si on s’exclame c’est au subjonctif, en faisant accorder les participes. Seulement, dans l’occurrence, son enthousiasme est trop fort pour s’exprimer à voix basse. On ne peut pas être simultanément discret et frénétique. Une grande, une formidable gueulée salue mon exploit. Ils me remercient pour le suspense que je viens de leur offrir. Je suis entré dans les annales, comme d’autres que je connais entrent dans les anus. On s’use la peau des paumes à m’applaudir. On m’envoie des baisers, des programmes, des slips, des fruits, des fleurs et des branches. On scande mon nom, on le locomotive de plus en plus vite. Moi, vous me connaissez ! J’ai le triomphe modeste. Je m’éponge calmement sous les yeux enivrés des demoiselles qui voudraient boire ma sueur de vainqueur comme un élixir de longue vis.
La rage de mon adversaire guérirait le hoquet d’un marteau pneumatique. Je vous parie un casse-tête chinois contre un castel normand qu’il va courir s’acheter les Pensées de Mao et attraper la jaunisse. Il me tend une main frémissante de rage.
— Compliments, mon cher !
Son cher n’est pas tendre.
— Vous fûtes très bien ! je lui distille en me détournant pour recevoir la coupe des mains d’une belle jeune fille brune dont la moustache est très fine et le rouge à lèvres très épais.
Des fans se précipitent en gambadant comme des faons. On me demande des autographes, l’heure qu’il est et ma balle de match. On me palpe, on s’assure de moi, on se repaît de ma personne, on se l’imprime dans la mémoire, on la réalise, la dévotionne, la contrôle, s’en persuade.
C’est alors que l’arbitre descend lentement de son piédestal comme une statue blanche vaincue par des diarrhées pigeonesques : jusqu’ici je ne lui ai pas accordé attention. Il était la voix de Jupiter sanctionnant nos fautes et nos prouesses. Chaque barreau dégravi de son tabourescabeau le réhumanise. Un Jupiter à terre n’est plus qu’un quidam. Je me trouve face à un grand monsieur distingué, coiffé d’une casquette blanche à longue visière en matière plastique. II porte de grosses lunettes fumées, pareilles à des hublots à meneau. L’arbitre se débarrasse de la coiffure et de ses lunettes. Et qui reconnais-je ? Non, ne cherchez pas à deviner : vous finiriez par trouver et j’aurais l’air d’un con. Le Vieux ! Parfaitement, mes amis : le Big Boss en blanc, en personne, en vacances ! Je me frotte les yeux. Il me sourit.
— Mes félicitations, me dit-il, votre remontée a été particulièrement spectaculaire, San-Antonio.
— Vous, monsieur le directeur ! Vous z’ici !
J’en doute encore. Vous croyez que je devrais consulter un œuf t’as le mot ? Me doucher ? Me coucher ? Me toucher ? Me boucher ? Me moucher ? Loucher ? Je m’hallucine ? C’est la conséquence de mes efforts ? Non : la conséquence d’un Vieux, mes drôles. Je largue tout pour me rendre plus vite à l’évidence. Le Dirlo est bien là, souriant ; un tantinet soit peu bronzé, désinvolte, élégant. Lui qu’on ne voit qu’en bleu croisé, avec sa Légion d’honneur, ses manchettes amidonnées et une perlouze grosse comme un petit-pois-chez-soi à la cravtoche, rutile au soleil de la Côte. Il rupine dans sa tenue immaculée.
— Moi, mon bel ami ! Plaisante-t-il. Et en vacances encore ! Voilà quelque trente ans que la chose ne m’était pas arrivée. Oh ! J’ai regimbé, allez ! Mais résiste-t-on toute sa vie à une psychose collective ? Non : la preuve !
Je désigne le siège d’arbitre.
— J’étais loin de me douter que…
— J’ai préféré ne pas me faire connaître de vous en cours de tournoi, afin de ne pas vous troubler.
D’un geste qui lui est familier, il caresse son crâne aussi déplumé qu’une ampoule électrique. Dans le mouvement, sa Piaget jette un foisonnement d’éclats. Je me mets à la fixer comme un garçon d’étage mate par le trou de serrure dans la chambre des jeunes mariés. Le patron enregistre mon regard et réprime un sourire.
— Merci pour les petits coups de projecteur, patron, lui murmuré-je à l’oreille, ils ont été très opportuns.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, San-Antonio, riposte le Scalpé en prenant l’air innocent des usagers mâles du métro quand une dame crie à la cantonade : « C’est pas bientôt fini, bougre de dégueulasse ! »
— Je veux dire, m’sieur le directeur, qu’avec vos dons il est regrettable que vous n’ayez pas appartenu à une batterie de D. C. A. lors de la dernière guerre.
Vingt minutes plus tard, nous sommes installés à la terrasse du Carlton, devant des oranges-vodka tellement glacées qu’un esquimau s’enrhumerait rien qu’à les regarder.
Le Big Dabe paraît confusément gêné d’avoir été pris en flagrant délit de vacances par l’un de ses collaborateurs. Les légendes basculent, mes gars ! Ainsi ce bourreau de travail, cet homme de devoir, ce pater austère est entré à son tour dans l’infernale ronde des vacanciers ? Il s’en explique, les jambes savamment croisées, ses aristocratiques paluches nouées au genou supérieur.
— En descendant sur la Côte d’Azur, mon bon San-Antonio, déclare-t-il, je n’ai certes pas souscrit aux dérisoires tentations d’une vie facile, j’ai voulu seulement me rendre compte de ce que sont ces fameuses, ces sempiternelles vacances qui dévorent mes contemporains, les débordent, investissent leur existence, les mettent en grève, les endettent, les syndiquent et leur font oublier un peu plus chaque jour les joies pourtant tonifiantes du travail. A travers les enthousiastes souvenirs de vacances de mes relations, je flairais confusément que ces périodes de relâchement étaient écrasées par l’ennui et que leur seul intérêt était de fournir aux gens de quoi alimenter leurs conversations, une possibilité de briller à bon compte et pour tout dire d’interpréter des personnages qu’ils ne seront jamais mais qu’ils s’imaginent avoir été sur les plages et les routes engorgées des étés précédents. Des souvenirs de vacances doivent macérer quelques mois avant de rendre tout leur fumet. J’ai remarqué, San-Antonio, que des vacanciers pris au retour de leurs équipées ne racontent pas celles-ci avec autant de lyrisme et de détails qu’ils le font six mois plus tard. « Conclusion : des vacances ont besoin d’être décantées, repensées, vernies par l’imagination. » Bref, on doit les vivre pour s’en débarrasser. Il s’agit en somme d’accumuler du matériel, c’est au retour que tout reste à faire. L’homme d’aujourd’hui « prend » ses vacances de juin à septembre, mais il ne « part » vraiment en vacances qu’à compter d’octobre, car on ne jouit bien de ses vacances qu’au soir d’une journée de travail, et seulement en compagnie de gens qui n’ont pas pris les leurs avec vous !