— Encore, quoi ?
— Du champagne !
Ouf ! je la ressers copieusement.
« Faut laisser les fesses faire » plaisante volontiers le facétieux Béru dans ses bons jours — et ils sont nombreux.
L’effet, ici, est instantané. A peine Camille s’est-elle recouchée que ses paupières se baissent.
— On va rentrer, balbutie-t-elle, préparer… valises… pour…
Terminé ! Voyez ronflette !
Je me ressape lentement en sifflant de contentement physique.
Quelle pomme a déclaré « qu’après l’amour l’animal est triste » ? Notez qu’il a dit ça en latin. En français, il n’aurait jamais osé.
Moi, rien ne me rend plus joyce que l’amour. Il fait vraiment partie des joies de l’intérieur.
La perspective de m’être cogné une gamine primitivement honorée par le Vioque m’amuse. Non pas que ça crée des liens (ils seraient vraiment arachnéens), mais l’image est plaisante. Quitte à passer pour un malpropre, je dois avouer que j’ai toujours eu une prédilection pour les femmes de mes amis, en vertu du fait que je suis incapable de consommer une dame dont le mari m’est antipathique.
Avant de gerber, je m’approche de la môme Camille.
— Tu dors, petit cœur ? chuchoté-je.
Aucune réaction : elle dort.
Je lui file la bibise contrite. Je devrais peut-être lui laisser un mot d’excuse, qu’en pensez-vous ? Le côté doucement hypocrite, style « Tu dormais si bien, cher ange, que je n’ai pas osé te réveiller, quant à moi j’ai dû rentrer car j’avais oublié de fermer le gaz ». Ça l’amadouerait quelque peu, lui préserverait un reste de confiance en la noblesse de l’homme.
J’arrache une feuille de mon agenda, et m’aperçois que je n’ai pas de quoi écrire[6]. Le sac à main de Camille est accroché à un dossier de chaise. Seulement j’ai horreur d’explorer le sac à main d’une femme. Il me semble que je fais le voyeur. Enfin, bref : je l’ouvre pour essayer d’y dégauchir un bout de stylo quelconque et, d’emblée, je suis surpris d’y découvrir une sorte de grosse plaquette noire, dure et lisse, qui occupe presque tout le réticule. Curieux de nature (et de profession), je la sors du sac. La plaquette a le format d’une carte postale mais elle est épaisse de trois bons centimètres. Un couvercle la déguise en boîte. Je fais coulisser ce dernier et je m’aperçois alors qu’il s’agit d’un petit magnétophone japonais.
Le fond de l’appareil est peint, transformant la magnéto en un petit tableautin sur lequel on peut voir une marquise du grand siècle faire de la balançoire tandis qu’un mouton enrubanné bêle de contentement en la regardant prendre tant de plaisir.
Ce tableau me fait tiquer, mes amis, car je suis certain de l’avoir contemplé sur un mur il y a un peu moins de pas très longtemps. En attendant que la mémoire me revienne, je branche l’appareil. Les deux minuscules bobines se mettent à tourner lentement. Une série de craquements, des bruits de porte, des piétinements retentissent pour débuter, puis une voix familière déclare :
— Mes amis, si je vous ai réunis, c’est afin que nous étudions attentivement la situation avant d’embarquer sur le Mer d’Alors…
Le Vieux !
Je me souviens, maintenant. Le tableau était accroché au mur du petit salon où nous eûmes tantôt notre conférence au sommet.
Eh bé, dites donc, en voilà une curieuse découverte… Cette petite décervelée de Camille n’est pas la petite radasse de plages qu’on croyait ! Et le Dabe qui la présentait comme sa nièce !
J’arrête le magnéto, le referme mais me paie un inventaire complet du sac avant de l’y replonger. Je trouve des papelards au nom de Camille Daimoulin, employée de bureau, domiciliée à Paris, 18, rue Cardinal-Lemoine. Il y a en outre un coupe-file de journaliste au même nom certifiant que la jeune personne travaille pour France-Soir.
Dans le fond du réticule, parmi quelques objets sans importance, je déniche un petit pistolet à la crosse damasquinée.
On ne pourra plus dire que le réticule ne tue plus ! Drôle de petite estivante, notre Camille.
Je remets tout en place et quille la pièce après avoir eu soin d’éteindre la lumière.
Dans le couloir, un concerto de sommier m’apprend que la dame de mon copain Narcisse a obtenu gain de cause. J’en sais un qui, aux aurores, déambulera dans les halles de Nice avec une démarche de crabe.
Il est sublime, le Big Dabe, en pyjama.
Impressionnant, à l’extrême ! Il porte un truc de satin noir, boutonné sur l’épaule, avec un seul brandebourg d’or richement brodé sur la poitrine. Au-dessus, pareil à une cible chargée de désigner le cœur à un hypothétique (et improbable) peloton d’exécution, le point rouge de la rosette. Il a des mules relevées du bout, qui lui furent offertes par le maharadja Hémhabitzé-dunougha, tout en fils d’argent avec des pierres précieuses. Vous recevez un coup de pompe dans le prose avec un pied chaussé de ces machines-là, vous en prenez illico pour une demi-brique dans le pétrousquin !
Il s’est recoiffé avec son éponge. J’aurais toqué à sa chambre deux heures plus tard, il se rasait avant d’ouvrir.
— Tiens, vous ? dit-il sans aménité excessive.
— Excusez-moi, je tenais à vous faire part d’une petite découverte que je viens de faire et qui ne manque pas d’intérêt.
Il m’écoute en massant ses joues un tantinet soit peu râpeuses.
— Parfait, déclare-t-il, je comprends à présent.
— Que comprenez-nous, monsieur le directeur ?… Si ce n’est pas trop indiscret, me pressé-je d’ajouter.
— Je comprends pourquoi cette fille, l’autre soir, s’est délibérément invitée à ma table…
Il se laisse tomber dans un fauteuil et se met à balancer l’une de ses mules à grand spectacle au bout de son pied.
— Je suis un homme très surveillé, San-Antonio. Ma venue sur la Côte a intrigué les gens qui me guettent. Alors ils m’ont collé cette bougresse dans les pattes. Je dois avouer que la petite peste joue merveilleusement la comédie.
Il semble à la fois déçu et flatté. Déçu de constater que son charme n’est pour rien dans son aventure « sentimentale », flatté de voir que des puissances occultes l’ont en grande considération.
— Il faudrait téléphoner à France-Soir pour le cas où il s’agirait d’une journaliste chargée d’écrire un papier… heu… d’ordre privé sur moi.
— C’est fait, patron. Camille Daimoulin est inconnue rue Réaumur.
Alors, il s’agit bien d’une fille travaillant pour quelque réseau occulte.
Il se lève et vient me chuchoter à l’oreille.
— Par moments, San-Antonio, je me demande si, en fait, ce ne serait pas mon propre gouvernement qui me fait surveiller.
Je le réconforte d’un grand sourire hypocrite, pareil à ceux qu’on virgule aux incurables quand on leur affirme qu’ils seront sur pied la semaine suivante.
— Qu’allez-vous penser, monsieur le directeur ! Grâce à Dieu et à son confrère d’ici-bas, la France est entre des mains qui peuvent marcher la tête haute, comme dirait notre cher Bérurier.
Le Big Boss se permet une moue qui le fera destituer si par hasard nous sommes actuellement télévisés.
— En tout cas, dit-il, je vous remercie d’avoir neutralisé cette gourgandine. Vous êtes certain qu’elle ne s’éveillera pas avant le départ du bateau ?
— Impossible, je lui ai administré une dose capable d’endormir deux équipes de rugby pendant le Tournoi des Cinq Nations.
Cette affirmation le réconforte.
Alors, c’est bien, mon cher ami, c’est très bien. Je vais pouvoir partir tranquille.