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Ce sont des réfugiés ? demande Félicie en marquant un temps d’arrêt sur le quai.
— Non, M’man, ce sont des milliardaires.
C’est pourtant vrai que rien ne ressemble autant à des émigrants que des yachtmen au mouillage. Ils portent des hardes miséreuses et bouffent des choses inappétissantes à la poupe de leurs rafiots. On a envie de leur filer quelques piastres pour qu’ils aillent briffer du calorifique dans une gargote du port. Du safrané. De l’oléagineux. Du chaud !
Les plus misérables sont les Anglais, avec leurs vieux futals flottant à leurs cannes sèches comme des oripeaux d’épouvantail, leurs maillots délavés où les rayures à peine visibles ressemblent à leurs côtelettes qui le sont beaucoup plus. Ils boivent du thé, tristement, en regardant bruiner la lance. Car, ce matin, la Côte d’Azur a la grippe. Il fait morose. Des nuages lancebroquent par petites giclées prostatiques[7]. Les beaux barlus tangotent sur l’eau faiblarde du port. Y’en a de fabuleux, en bois verni, avec de la voilure comme à une grande journée de blanc en janvier, et des cuivres fourbis jusqu’à l’usure.
Et puis des blancs, des bleus, des noirs. Des à voiles et des à pétrole, des gros, des petits, des plats, des ventrus, des matés, des mâtinés, des à-pont-de-pêche et des à-plage-arrière. Les pavillons claquent au vent mauvais de cette matinée cacateuse. Dans la vie courante, Panama ça ne représente pas l’essentiel de nos soucis. Faut se chatouiller pour s’en rappeler l’existence ; potasser les planches en couleurs du nouveau Larousse ; faire un effort de mémoire, d’imagination même ! Et encore, on y croit à peine, à Panama. Ça reste improbable, illusoire, très précaire ! Ça peut cesser d’un jour à l’autre. On ne construit pas le futur sur un canal. Deux barlus coulés et vous, avez le bonjour ! Une révolution et vzzaoum, gommé ! Répudié ! Suffît d’une poignée de nationalistes exacerbés, de nos jours, pour foutre bas le régime fiscal des entreprises les plus puissantes ! Les comptes en banque les plus dodus sont à la merci d’un drapeau rouge et du contestataire qui le brandit. Pourtant, si vous vous donnez la peine de déambuler de bitte en bitte sur la jetée d’un port, vous n’en revenez pas de la présence panamienne. Vous parlez d’une flotte, mes aïeux ! La première in the world, je le jure ! J’ai pas les chiffres, mais j’suis certain. Partout, au cours de mes randonnées, je l’ai vu à la pointe d’un mât sur deux au moins, le fanion aux deux étoiles (bleue et rouge). C’est fou le nombre de langues qu’on cause à Panama, en dehors de l’espago. Anglais, surtout. Français aussi, bien sûr. Et grec (Onassis qui mal y pense). Et hollandais, allemand, indoustanais, japonais, syrien, étatsunien, danemarkois, israélien. Quelle armada, mes neveux ! Quel sémaphore de Babel !
On avance en traînant nos valises, tous.
C’est-à-dire, dans l’ordre de queue leu leu : Ross, le Vieux, Marie-Marie, M’man, moi, Béru, la Gravosse, M’sieur Félix, Pinaud, sa bergère tenant à la main une petite cage où volette un zoziau de rechange acheté chez un oiseleur de la rue d’Antibes pour lui calmer un peu les angoisses. On va prendre la vedette chargée de nous conduire jusqu’au Mer d’Alors mouillé au large.
Béru aussi, ça te méduse de voir stagner des populations privilégiées.
— Pourquoi qu’ils naviguent pas, ces glandus, puisqu’ils possèdent des bateaux aussi pimpants ? bougonne-t-il en s’arrêtant devant une échelle de coupée flambant neuve. A l’arrière du christ-craft, un vieux bonhomme à cheveux blancs, au teint jaune, grelotte doucement en soufflant sur une tasse de caoua. Il est en pyjama sous son imperméable. Une dame déjà peinte pour la journée lui dit des trucs dans une langue véhémente tandis qu’un marin blasé fait semblant de s’activer dans le poste de pilotage. Un poste de radio annonce des mauvaises nouvelles, près du couple inattentif. Chez les riches aussi il sévit, le transistor. Il est plus gros, voilà tout. Gainé de cuir, avec une antenne longue comme une canne à pêche ; et il attrape les conneries de très loin, celles qui nous concernent pas, dont on se fout plus fort encore que des nôtres.
— Parce que, réponds-je, en mer, personne n’a guère le loisir d’admirer leur bateau, Gros. La raison d’être de ce genre de barlu, c’est pas de flotter, mais de faire escale. Ils l’ont acheté juste pour pouvoir se faire bronzer la cellulite sur le pontage et bouffer des sardines à la face du monde sur la plage arrière. Mais ils s’emmerdent, Gros. Ah ! là là, vise un peu comme ils sont gueux et lamentables. Comme ils vieillissent à vue d’œil sur leur navire pareil à un bœuf à l’étable. Où veux-tu qu’ils aillent, sinon dans un autre port, retrouver les mêmes voisins flottants ?
Le vieillard du C. like moon (c’est le blase du christ-craft) s’apercevant qu’il est l’objet, non seulement de notre attention, mais également de nos sarcasmes, se met à nous engueuler en portugais, ce qui est son droit et sa langue maternelle. Sa vieille relique badigeonnée fait chorus. Faut les voir, les deux chers blasés, un instant réchauffés et réunis par le courroux, s’agripper au bastingage pour nous clamer leur mépris.
— Non, mais je rêve ! grogne Béru. Ils nous engueulent ! Faut le voir pour y croire !
Le Gros dépose sa valise sur le quai et s’assoit dessus.
— Faites comme moi, nous dit-il, et regardons ces panosses s’agiter ! Sans blague. On est chez nous, non ? Ils viennent dégueulasser nos eaux territoriables en y jetant leur ancre et encore faudrait pas se permet’un regard !
La colère du Gros est un monstre vorace mais facile à nourrir car elle s’alimente de bout de phrases, de jurons, de pensées…
On obéit à Aléxandre-Benoît. On prend ses crosses. On endosse sa rogne. A part le Vioque, très gêné, qui se tient à l’écart, nous voici tous assis face aux plaisanciers. Béru entonne Maman les petits bateaux. Et on reprend en chœur. Marie-Marie fait des pieds de nez.
Sur son bateau, le vieillard-mateur s’agite de plus en plus. Il a renversé sa tasse de café sur son imperméable. Il trépigne. Il tend le poing. Sa grognace pousse d’horribles clameurs, toujours en portugais. Elle hèle leur mataf qui finit par se pointer, très embêté. Il parle un peu not’langue, lui. Il nous demande ce qu’on veut. Béru répond qu’on est Français. Que le quai est à nous, qu’on paye nos impôts. Qu’on a le droit de s’arrêter, de s’asseoir, de chanter. Qu’on l’emmerde, lui, ses patrons, leur bateau et le drapeau qui pendouille à la poupe. La France, c’est la terre de liberté. On enquiquine les touristes. Y z’ont qu’à rester chez eux. On les a pas appelés. On est mieux entre nous. On est le peuple le plus espirituel de la planète, alors les apports étrangers on s’en torche. Voir des faces de carême pareilles, ça rend triste. Ça souille le paysage enchanteur ! Leurs eaux usées polluent le port. Des poissons pourtant bien frétillants de naissance tournent de l’œil en apercevant la quille de leur lessiveuse.
Il est comme Béru, le Français : indépendant à bloc. Conscient de ses droits et disposé à les imposer par la force des baïonnettes si celle des arguments ne suffit pus.
Le marin traduit aux deux débris qui s’en écorchent la gorge, s’en font saigner les cordes vocales ; qu’en postillonnent des reliquats d’amygdales. Ils ordonnent la charge à leur troupe. Pas de quartier ! A l’abordage ! C’est l’incident diplomatique ! Depuis les autres bords, on les soutient ferme de la voix et du geste. Des Panamiens, tous. Dopé, le marin des vieilles pelures s’avance sur l’échelle en retroussant les manches de son maillot ! Béru se lève, le chapeau rejeté en arrière.
Il craint pas les débarquements. Il est prêt, sa force de dissuasion bandée comme l’arc de Cupidon. Il laisse le matelot mettre pied à terre, biscotte l’échelle de coupée, c’est déjà un territoire étranger. Elle est couverte par l’immunité diplomatique, nous assure-t-il. Seulement, quand l’autre s’avance avec son maillot bleu marqué d’une ancre et son short roulé haut sur ses cuisses musclées, il lâche les chiens, Alexandre-Benoît. Boule première, il fonce, après s’être prémédité trois mètres d’élan que son futur antagoniste prenait déjà pour de la panique. Il s’est pas gaffé de sa valise, hélas, le pauvre biquet. Il se prend le pied dans la manette, culbute et plonge dans l’eau mazouteuse. Un formidable rire, auquel nous avons du mal à ne pas participer, salue ce saut périlleux.
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Maintenant, on peut causer de ça. Autrefois, je me faisais alpaguer pour injure au couvre-chef de l’Etat !