Voilà maintenant le Mastar qui barbote deux mètres plus bas, entre des chaînes et des hélices, entre des filins et des pierres moussues. En plein cloaque. Il gargouille, se débat. C’est le vieux Brésilien qui lui file la bouée du C. like moon. Béru la morfle sur le pif. Il saigne. On se conjugue tous sur la corde. On le remonte vaseux, limoneux, gluant, plein d’algues fétides. Il a des préservatifs usagés dans les cheveux, des peaux de saucisson également. Le plaisancier, sans rancune, lui fait boire un verre de rhum en prévision du rhume. Béru gargarise des remerciements. Il explique que c’était pour rire tout ça, que si on ne déconnait pas un peu quand on est en vacances, celles-ci seraient plus tristes qu’un conseil des sinistres. Il est touché de cette bouée généreuse. Et tellement touché fort qu’il en raisine du tarin. Il donne l’accolade. Demande le nom du sauveur. Il enverra des cartes postales. On se quitte bons amis, en fin de compte. Les plaisanciers applaudissent sur notre passage. Les distractions sont si rarissimes dans les ports. A part se saouler, que peut-on y faire d’autre ?
Nous gagnons la vedette transbordeuse. Béru l’a déjà, lui, la vedette, grâce à ses numéros de cirque. Il essaie de rire de l’aventure, mais sa Baleine n’apprécie pas.
— Un blazer tout neuf et qui t’allait si bien, pauvre ballot !
— J’sais bien, soupire le Gros. Là-dedans, j’avais l’air d’un gentleman ridé. Mais on pourra p’t’être le ravoir, ma poule. Paraît que sur les pas-que-beaux ils ont un pressinge du tonnerre.
Tuuuut tuuuut ! fait tout là-bas le Mer d’Alors en glaviotant déjà une fumée prometteuse.
J’ignore ce qu’il vaut, le pressing du Mer d’Alors, toujours est-il que sa réception est de première ! Faut voir cette double alignée de mousses en uniformes rouges, ces maîtres d’hôtel chamarrés, ces bagagistes en combinaison crème ! L’armée haïtienne n’est pas plus flambante, les gars !
Une musique douce, style Boeing-long-courrier, flotte dans l’air à la ronde. Y’a des plantes vertes partout, des guirlandes, des fanions. L’allégresse a un bruit très particulier ; elle ronronne dans les flancs de ce magnifique bâtiment, dernier sorti des chantiers navaux (selon Béru) français.
Il ressemble à un Hilton flottant, ce rafiot. Aussi personnalisé, il est, avec ses laques, son formica de luxe, ses décorations pour fumoir d’hôtel, ses dorures métallisées, ses panneaux en matière plastique, tout son modernisme de bureau. On sent illico sa vocation, au Mer d’Alors. Conçu et réalisé pour les touristes anglo-saxons, c’est hurlant ! A son bord, ils se sentent pas dépaysés, les yankees. Comme attrape dollars, on pouvait pas inventer mieux.
Je ne sais pas s’il est fréquent que le P. D. G. d’une compagnie de navigation vienne accueillir soi-même ses invités, en tout cas, il est là, Gaumixte. Dans un complet de flanelle blanche, please, chemise bleu ciel, cravtouze tricotée bleu marine, pochette idem, souliers de daim blanc. Une gravure de bœuf-mode ! Il sanguine à outrance à force de se démener. La cendre de son cigare a mis des traînées volcaniques sur ses revers. Il se prodigue, le grand manitou. Il est en transe à outrance. Il se jette sur notre groupe, se bain-de-foule parmi nous, nous serre la main, nous claque les biceps, baise-mainte les dames, fait guili-guili au menton de Marie-Marie.
— Mon bon Vieux, fait-il au Boss, je suis des vôtres pour la croisière, ce qui est la moindre des choses. Vous ne connaissez pas la nouvelle ? Le ministre de l’intérim se joint à nous ! Quelle surprise ! Quel honneur ! Un télégramme hier soir : Son Excellence surmenée a décidé de s’octroyer une quinzaine de grand repos…
Il baisse la voix :
— Je compte sur votre discrétion, hé ? Pas un mot sur le… les… Bref, vous voyez ce que je veux dire ?
Nous voyons.
— On va vous conduire à vos cabines. J’espère que vous les trouverez à votre goût : on vous a réservé les meilleures. Mais dites-moi, cher ami, je ne vois pas votre charmante nièce, elle ne nous a pas fait faux bond, j’espère ?
— C’est-à-dire qu’elle était souffrante, déclare froidement Pépère, elle vous prie de bien vouloir l’excuser…
Sa bouille déconfiture à toute vibure, au cigareman. Elle se recroqueville. Ses gros sourcils font la pagode.
— Quelle sottise ! bougonne-t-il. Rater une croisière pareille à cause, je suis sûr, d’une migraine passagère ! Mais nous avons un médecin à bord, quoi, merde ! Bourré de diplômes et de références. Notre pharmacie est la mieux fournie de France ! Notre bloc opératoire est copié par les plus grands hôpitaux d’Amérique ! On l’aurait guérie, cette mignonne. Si on envoyait quelqu’un la chercher ? Nous n’appareillons que dans une heure.
— Impossible ! Elle est déjà rentrée à Paris en avion pour se soigner.
Il renaude en grand, notre hôte ! C’est clair qu’il nourrissait des projets concernant Camille. L’arrivée de son Excellence, annoncée par un mousse, coupe court à ses jérémiades.
Une vedette spéciale fonce sur le Mer d’Alors dans une double gerbe d’écume.
Le commandant alerté se pointe, impec dans son bel uniforme blanc Il a un collier de barbe pour faire plus loup de mer, une pipe qu’il se hâte de vaguer avant l’embarquement du ministre.
— Attention ! Attention ! batifole Gaumixte. Vous êtes prêts, tout le monde. De la tenue ! Garde à vous ! La Marseillaise ! Vous avez pensé à la Marseillaise ?
Le commissaire, un beau jeune homme brun, tout de blanc loqué lui aussi, opine en désignant à l’armateur-chef la cabine-studio de la sono dont la porte est entrouverte. On voit s’affairer un mataf sur des bobines. Marie-Marie, curieuse comme une pie, est au côté de l’ingénieur du son. Elle lui pose des questions qui ont l’air de le l’aire poiler.
— Marie-Marie ! Veux-tu venir ici tout de suite ! hèle tante Berthe.
— Laisse-la, intervient son Vaseux. Elle a le droit de s’instruire, cette môme !
La vedette vient d’accoster. Le commandant s’avance ! Il salue militairement. Gaumixte fait des courbettes, prononce un brin d’allocution tout en faisant claquer ses doigts dans son dos pour réclamer « l’hymnational ».
— Allez ! Allez, Bougnazet ! crie le commissaire au marin-ingénieur-du-son.
Les haut-parleurs cessent de diffuser de la musique de chambre. La voix enregistrée de Gaumixte, recueillie, vibrante, retentit.
— Mesdames les passagères, messieurs les passagers, le commandant Rouston et la compagnie Pacqsif sont heureux d’accueillir à bord du Mer d’Alors Son Excellence monsieur le ministre de l’intérim.
Quelques crachotements. Puis la musique éclate. Manque de pot, il ne s’agit pas de la Marseillaise, mais d’une chanson de Mme Anny Cordy intitulée On m’appelle Cirrhose. L’erreur est d’autant plus fâcheuse que le ministre de l’intérim passe pour aimer tuter. A ce que les baveux d’opposition sous-entendent, paraîtrait qu’elle se pionarde au pastis nature, l’Excellence.