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— Personne. Il les a trouvées devant ma porte. Le message annexé ne révèle pas grand-chose car il est rédigé en caractères bâtons et de la main gauche.

Loin de me rendre maussade, l’événement m’émoustille, moi.

J’aime bien poser le pied sur un sol ferme. Jusque-là, ces histoires de passagers escamotés me paraissaient un peu filandreuses. Cette fois, toute équivoque est dissipée. Il y a bel et bien un maniaque parmi le personnel navigant du Mer d’Alors.

— Nous devrions avoir une conversation avec le commandant le plus rapidement possible, monsieur le directeur.

Pépère opine.

J’ai déjà sollicité un entretien ; dès que la manœuvre de départ sera effectuée il nous recevra.

Un silence s’ensuit. Nous méditons chacun pour notre compte personnel. Puis le Vioque murmure :

— Mon cher, j’aurai un service à vous demander, d’ordre… heu privé. Tout à fait privé !

Allons bon, va-t-il falloir que je lui arrange encore des bidons avec une souris ?

— Mais… Je suis à votre disposition, patron.

Il paraît embarrassé, lui dont pourtant l’aplomb défie toutes les lois de l’équilibre.

— La chose va vous paraître ridicule…

— Sûrement pas, servilé-je.

C’est bon, la lèche, pour celui qui la fait plus fort que pour celui qui la subit. C’est voluptueux. Y’a une ironie du second degré là-dedans. Aussi une mortification. C’est une espèce de cilice qui vous gratte l’orgueil. On s’autodégueule à lichouiller ses supérieurs. Lécher, c’est un peu braver. La salive sur autrui, n’est-ce pas déjà un crachat ?

Il me dévisage à la dérobée, de son regard bleuâtre qui vigile toujours. Il est sans cesse aux aguets, le Dirlo. A surveiller tout le monde et lui-même.

— J’adore les croisières, attaque-t-il, mais une chose pourtant m’indispose sur les bateaux, ce sont les mondanités. Je vais vous faire un aveu, San-Antonio, et je vous demande de le considérer comme un secret : je ne sais pas danser !

— Vous ne savez pas danser ? répété-je, éberlué.

— Non : je n’ai pas l’intelligence des pieds.

Il se frappe l’oreille.

— La musique qui me pénètre par-là ne descend pas jusque-là.

Il se bat le mollet.

— On vous demanderait de danser sur le bruit d’un moulin à café que vous vous y retrouveriez plus aisément que moi devant une valse ou un tango.

— Eh bien, mais patron, ça n’est pas tellement grave après tout. Vous n’êtes pas forcé de danser !

Il hausse les épaules.

— Si, hélas. Je prends un exemple : le ministre de l’intérim est à bord avec son épouse. Vous pensez bien que ma carrière est compromise si je ne fais pas danser la femme de l’Excellence ! Cette dernière en déduirait que je cherche à exprimer ainsi ma désapprobation de la politique gouvernementale. Vous ne connaissez pas ces gens-là. Ils ont l’art d’interpréter les paroles les plus anodines, les gestes les plus innocents.

— Ne pourriez-vous simuler une entorse, monsieur le directeur ?

— Pour devoir traîner la patte pendant quinze jours ? Merci bien ! Non, ce que je voudrais, San-Antonio, c’est que vous me donniez un truc !

— Un truc ?

— Pour m’apprendre les rudiments de la danse la plus facile. D’abord quelle est-elle ?

— Le slow, je pense, monsieur le directeur.

— Voulez-vous chercher à la radio un échantillon de la chose ?

J’obéis, riant sous cape. Le hasard me favorise car de rapides tâtonnements me font décrocher un machin plus langoureux qu’une tartine de miel au clair de lune.

— Ecoutez comme ça sollicite moelleusement, monsieur le directeur. Il suffit de marchoter en traînant la semelle… Vous voyez : un peu comme ceci ? On peut se permettre d’être anarchique, d’improviser, et même de ne rien faire d’autre que de se déplacer à petits pas sur la piste. Et puis, le slow, plus que tout autre rythme, permet la conversation. Le charme de la vôtre fera oublier, j’en suis certain, l’incertitude de vos figures.

Il ne paraît pas pleinement convaincu.

— Mouais, marmonne-t-il, vous croyez ?

— C’est évident, monsieur le directeur !

Il claque des doigts.

— Dites, San-Antonio, soyez gentil, pendant cette croisière cessez de m’appeler à tout bout de champ « môssieur le directeur ».

— Mais je…

— Mon prénom est Achille !

J’en bafouille, ma parole ! Qui m’aurait dit qu’un jour j'appellerais le Big Boss par son préblaze.

— Vous croyez que j’ose ?

— Naturellement, mon vieux, puisque je vous le demande. Vous disiez donc à propos de cette ridicule danse du scalp ?

— Je disais qu’elle est des plus faciles. Elle ne nécessite pas de technique particulière, encourage la conversation et… la tendresse. C’est le rythme du joue à joue, monsieur le… heu… Achille ! De l’enlacement étroit !

Il se risque dans l’espace dégagé de la cabine, me proposant un numéro de danse de l’ours qui intéresserait peut-être le Cirque de Moscou, spécialiste du plantigrade.

— Y suis-je, Antoine ? demande-t-il en fléchissant sur ses jarrets.

On dirait qu’il a les quilles à ressort et le prosibus en plomb, le Vioque.

— Point tout à fait.

— Et comme cela ? insiste Achille en essayant de d’écrire des « S » majuscules avec ses hanches.

— Pas encore. Voulez-vous me permettre ?

Je le prends dans mes bras.

— Vous saisissez votre partenaire ainsi, n’est-ce pas ?

— Je vois.

— Rien ne s’oppose à ce que vous la pressiez davantage contre vous si vous la jugez appétissante.

— Jusqu’où la bienséance me permet-elle d’aller, Antoine ?

— En l’occurrence, la bienséance a pour limites celles de votre charme, c’est vous dire qu’elles peuvent être reculées à l’infini. Posez votre joue contre l’autre joue. Appliquez-vous à dire préalablement des banalités, mais sur le ton d’une déclaration d’amour. Que votre : « Nous bénéficions d’une excellente traversée, ne trouvez-vous pas, chère madame ? », équivaille à : « L’instant que j’attendais éperdument est enfin arrivé, puisque je vous serre dans mes bras, cher amour. »

— Pas de problème, admet Achille. Parler, je m’en charge, mais il faut également bouger, nom de Dieu ! Et c’est là que mes affres commencent.

— Que non pas. Marchez, vous dis-je. Dites-vous :

« Tiens, je vais aller près de la table de la grosse dame, là-bas. » Et rendez-vous y benoîtement, en prenant seulement garde de ne pas écraser les pieds de votre cavalière. Que diable, Achille, vous possédez une démarche souple et racée. Conservez-la sur la musique. Que risquez-vous, puisque c’est la dame qui recule ? D’ailleurs, une piste est un des points du monde où la densité de population atteint son degré de saturation ; la plupart du temps on danse sur place, ou bien l’on est porté par les autres. Bon, allons-y : je fais la patiente. A vous de jouer !

Il est tout crispé. Pépère. Tendu, rigide, guindé, de guingois.

Pourquoi il penche la tronche, vous pouvez me dire ? C’est fou ce que l’appréhension contorsionne les gens. Ils se mettent en pas de vis quand ils trouillassent. Le Dodo ferme à demi les yeux. Il prend un air casanovesque, extrêmement gourmand de jouissance, un peu salace. Le v’là qui me fauche la taille d’un geste ample et sûr. Tudieu, il fait le forcinge en conquérant, le Guillaume ! Il se veut dominateur, envoûtant. Il applique sa joue contre la mienne. Il se hasarde à marcher. On dirait qu’il joue à la marelle.

— Plus lentement, je conseille.

Docile, il freine. On déambule dans la cabine. Talalala la la la tsoin !