C’est l’extase, la minute bleue, la pénombre de la chair, le vacillement de l’âme.
Talalala la la la tsoin ! Tsoin ! Tsoin ! Tsoin ! Tsoin ! Taa Tsoin !
— Bravo ! encouragé-je.
Il ralentit encore. Il susurre :
— Ce que j’éprouve, douce amie, en cette minute d’exception, ressemble follement à du bonheur !
C’est torché, non ? Il est doué pour le madrigal, la phrase susurrée. Le flirt languissant.
— Excusez-nous de vous déranger ! déclare une voix sèche !
On sursaute ! On se désunit ! On rouvre les yeux. La porte est ouverte béante, et qui est-ce qu’on découvre dans l’encadrement ? Le ministre de l’intérim et le commandant, blancs de surprise, d’indignation, de réprobation. Le seul maître à bord, il a plus que le tuyau de sa bouffarde dans le bec, le fourneau lui est resté dans la main et perd des cendres brasillantes sur le tapis.
Le Vieux, pour la toute première fois de sa vie, est dépassé par les circonstances. Moi idem, du reste. On voudrait effacer cet instant, le nier, l’annuler. Se trouver ailleurs, n’importe où : au Cambodge par exemple, en Silésie, dans les mines bourrées de sel et de B. K, dans une fusée Apollo, chez le dentiste, peu importe, mais autre part, loin, pour ne plus voir ces deux vilains aux rictus infernaux.
On voudrait leur démanteler le doute, trouver des mots capables de pulvériser les flagrants délits.
— Dieu me pardonne, fait le ministre (une expression qu’il a, ramassée dans les couloirs de l’Elysée), on se croirait chez Mme Arthur dans votre cabine, monsieur le directeur. Navré d’avoir troublé cette charmante intimité…
Oh là là, ce ton, cet œil, ce masque d’empereur romain outragé ! Tiens, au fait, je crois pas vous l’avoir raconté, le ministre. C’est un petit bonhomme bien blême, maigre, avec des grosses joues flasques comme des fesses de vieillarde. Il est brun, il a l’œil sombre, le geste fébrile, des favoris grisonnants et de grandes, grandes oreilles comme seuls en possèdent les ânes ou les hommes d’exception. L’unique point coloré de son visage, c’est le pif que l’abus du pastaga a marqué de violine sur les ailes.
Dans la gamberge du Dabe, le pavillon noir est hissé. Il a compris que c’était la fin provisoire de sa carrière. Désormais, il lui restera plus qu’à passer : à l’opposition, attendre un changement de régime… Sa réputation vient de mourir sur le Mer d’Alors. Sa rosette se fane. Son honneur a une voie d’eau cataracteuse.
— Monsieur le ministre, commandant, trémole-t-il. Je ne voudrais surtout pas que vous vous mépreniez ! Que vous vous laissiez prendre à de fallacieuses apparences. Le commissaire San-Antonio, ici présent, me donnait, à ma demande, une leçon de danse, car il se trouve que…
Il bafouille devant l’évidente incrédulité des arrivants. Il bavoche. Je le regarde vieillir. C’est fou ce qu’un homme déshonoré peut prendre du carat subitement. Comme un nuage plonge dans une ombre fugace la campagne ensoleillée, il s’éteint de bas en haut. Il s’affaisse, il pèse en lui.
— Nous ne vous demandons pas de vous justifier, mon cher directeur, grince l’Excellence. Chacun est libre de prendre son plaisir où il le trouve, à condition de ne pas porter atteinte à la morale publique. Il serait fâcheux bien sûr que vous donniez cette exhibition dans le grand salon des premières, mais tant que ce spectacle restera privé…
Le Vieux tente encore une sortie. Il veut déblayer les doutes, réemparer son standing. En vain. Les deux autres opposent des gueules de glace paralysantes.
— Parlons d’autre chose, voulez-vous ? coupe le ministre. Le commandant et moi-même sommes venus vous entretenir de ce que vous savez. J’espère qu’entre deux entrechats, vous aurez le temps de vous en occuper. J’ignorais ces disparitions jusqu’à mon embarquement ; c’est un journaliste se trouvant à bord qui est venu me trouver et m’a demandé si ma participation à la croisière était en relation avec les événements en question. Entre nous soit dit, mon cher directeur, je trouve un peu fort de café d’avoir été laissé dans l’ignorance de faits aussi graves qui risquent de compromettre le…
Il cause, il cause. On l’écoute à peine. C’est un fond sonore. L’air de la déchéance. Nos carrières foutues se racornissent sous la pluie des mots acides. On est criblé, mouillé de honte. Souillé à l’os.
En fin finale, il est catégorique, le ministre : il ne veut pas d’histoires. Pas la moindre ! La presse embarquée est aux aguets, affûtant à l’avance les termes perfides qui servent à divulguer les scandales. Alors c’est bien simple : IL NE DOIT RIEN SE PASSER DE FACHEUX ! Une police digne de ce nom doit savoir se montrer préventive. Vu ? Bon.
— Cela dit, bonne danse, messieurs !
Le « messieurs », faut entendre comme il l’a prononcé. En zozotant. Il a failli dire « mesdames », la vache ! Il se retire, le commandant sur les talons. Je me permets, moi l’humble, l’obscur, le sans grade, de rappeler ce dernier.
— Pourrais-je vous poser quelques questions, commandant ?
Il se retourne, la barbe hérissée, la pipe de traviole, l’œil flagellateur.
— A savoir ? dit-il.
Je me refrène pour ne pas exploser. S’agit de subir, de malenpatienter dans le calme et la dignité.
— Les quatre personnes disparues logeaient-elles dans une même partie de votre merveilleux navire ?
Il chafouine, se gratte le piège du pouce.
— Non, je ne pense pas… Je pourrai vous le confirmer.
— C’est cela, confirmez-le-moi, je vous prie. Et par la même occasion, communiquez-moi la liste de tous les gens, équipage, personnel, officiers et passagers ayant participé à chacune des quatre croisières fatidiques. Ça ne doit pas être très difficile à établir, je pense ?
Il se cure l’oreille avec le tuyau de sa pipe. Dans la poche de son uniforme, y’a un grand cerne de roussissure, conséquence des pipes mal éteintes prestement enfouillées.
— Personnel, équipage et officiers également, avez-vous dit ?
— Parfaitement, commandant ! lâché-je sans baisser les yeux.
— Mais enfin, môssieur !
Je secoue la tête en souriant.
— Voyons, commandant, montrez-vous coopératif. Nous ne faisons pas que danser, nous travaillons également et je crois pouvoir vous dire que si nous ne connaissons pas parfaitement la danse, nous connaissons notre métier.
Il branle le chef, ce qui est son droit puisqu’il est seul maître à bord.
— Soit, vous aurez ces documents dans l’après-midi.
— Merci, commandant.
La porte claque. Je me tourne vers le pauvre Achille.
— San-Antonio, balbutie-t-il. La fatalité est monstrueuse parfois ! Nous venons de balayer nos carrières comme on balaie un château de cartes.
L’image est belle. J’y résiste pourtant.
— Nous avons quinze jours pour dissiper ce malentendu, monsieur le directeur.
— Mais comment ?
— En prouvant au ministre que nous ne sommes pas celles qu’il croit.
— Je ne vois guère de quelle manière on pourrait lui donner un tel témoignage, mon pauvre petit.
— Moi si, patron. Vous savez combien les hommes les plus despotiques subissent l’influence de leurs épouses ? Le ministre de l’intérim n’échappe pas à la règle si j’en crois certains bruits, au contraire. On l’appelle même le ministre consort dans le Canard Enchaîné.
— Et alors ?
— Eh bien, il s’agit de convaincre sa femme de la parfaite orthodoxie de nos mœurs, Boss.
Il roule des gobilles incrédules.
— Voulez-vous dire que nous devrons faire la cour à Mme du Gazon-sur-le-Bide[8] ?