— Mieux que cela, Achille, mieux que cela !
Il en défait son col pour mieux s’oxygéner.
— Quoi, la… la lutiner !
— Pire que cela, Achille, pire que cela !
— Vous voulez dire ?…
— Oui.
— La b… ?
Comme une vache, Achille, comme une vache ! C’est notre dignité qui est en jeu !
5
Ils ont tout visité « ces Messieurs Dames », de la quille au radar, de la cave au grenier, de la poupe à la proue. Ils ont admiré les respectables dimensions de la dalle de spectacle, où l’on projette des films avant Paname, où les vedettes se produisent et ou le père Itoine célèbre la messe le dimanche. Ils ont traversé le grand salon, la bibliothèque, le bar. Ils ont longé la piscine dont le niveau bascule mollement selon les caprices du roulis. Ils ont passé une tête dans le salon de musique consacré à la gloire de Beethoven dont le masque mortuaire décore le mur principal au-dessus du demi-queue. Ils ont manipulé les haltères dans la salle de gym et Béru à califourchonné le cheval d’arçon. Ils ont pris l’ascenseur. Ils ont arpenté le sun-deck et le pont des embarcations. Se sont assurés de la disponibilité des canots de sauvetage. Ont souri aux chiares bruyants dans la nurserie. Ils ont rôdé près du poste de pilotage. Ils ont parcouru des kilomètres de coursives. Ils ont déjà posté des cartes postales au bureau de la réception. Dame Pinaud a acheté des aspirines suisses au dreuguestore. M’sieur Félix a fait l’emplette d’un ouvrage sur la Grèce antique à la librairie et Berthe a renouvelé son stock de bigoudis au magasin des Folies de Paris où l’on trouve toutes ces choses inutiles qui corsent l’agrément d’un voyage. Mais le haut lieu. Le centre névralgique. Le point culminant de l’intérêt général, ç’a été la salle à manger. Ils n’y sont point entrés (verboten en dehors du service) mais l’ont admirée du haut de l’escadrin qui y conduit. Recueillement suprême ! Félicité de la chair et de l’esprit. Romantisme de l’estomac. Attendrissements papillaires. Recueillement gastrique. Musique suave du gros intestin. Féerie glandulaire. Ensorcellement des muqueuses. Bonheur !
Alignés devant ce temple, l’œil mouillé, la bouche suintante, le souffle écourté, le cœur en émoi, ils ont longuement contemplé ce troupeau de tables chargées de cristaux, cherchant à deviner quelle serait la leur et ce qui leur y serait servi. Ils ont supputé des mets improbables. Parlé homard, hasardé caviar, envisagé foie gras. C’est là, à cet instant, devant la chapelle à croque, ample et silencieuse comme une cathédrale vide, qu’ils ont mesuré la grandeur de cette croisière, son côté conte de fées. Leurs ouïes ont capté des rumeurs de restaurant, comme on croit percevoir des gémissements d’orgue dans les églises désertes.
Il y a eu un long moment de silence absolu. L’homme qui débarque à Brasilia ou qui parvient devant les chutes du Zambèze se tait, pétrifié par la majesté démesurée du spectacle. Ils se sont tus. Et puis Béru a pleuré. De belles larmes rondes et saines de valeureux Français écoutant la Marseillaise sur une terre étrangère. Il a balbutié entre deux giclées lacrymales : « Je la croyais pas si grande. » Ainsi s’exprima le trouble Henri ni en contemplant le cadavre de son cousin Guise à ses pieds.
Tous ont branlé le chef (en hommage).
Béru a repris, domptant les brisures vocales causées par l’émotion :
— Il paraît qu’ils ont une bouffe de première !
Et les autres : m’man, les Pinuche, Félix, ont renchéri que oui, qu’ils l’avaient entendu dire, que le prestige de la France, y avait plus que sur nos bateaux qu’il existait encore. La marine, c’était l’ultime survivance d’une grandeur exsangue désormais. La galanterie et la galantine, la flotte constituait leur suprême bastion. Ici on cessait d’avoir honte d’habiter la France d’aujourd’hui. On retrouvait des bribes du Grand Siècle. Des relents de la Belle Epoque. Une notion de l’honneur et du bien-être comme seule la Suisse la maintient encore.
Bérurier a séché ses pleurs. Il a murmuré d’un ton caressant :
— On va bien voir t’t’à l’heure. C’est quand t’est-ce, le service ?
Ensuite ils sont remontés sur le pont où la brise du large attise l’appétit. Béru et Berthe ont lancé aux flots une supplique ardente ignorée aux Indes comme en Afrique et dans certains pays sud-américains : « Mon Dieu, faites qu’on aye très faim pour notre premier repas ! »
Les côtes de France ne sont plus qu’une barre sombre au bout d’un grand miroitement.
Et l’instant arrive où nous le descendons pour le bon motif l’escalier de la salle à manger. Alexandre-Benoît, c’est comme un monarque au milieu de sa cour. Il avance en tête, devant la reine Berthe. Le ventre agressif, le regard à la fois blasé et investigateur. Une main sur la hanche, l’autre dans la poche du veston.
Parvenu au bas des marches, il s’arrête, ferme les yeux et respire à pleins poumons, plus fort que là-haut sur le sun-deck. Des convives déjà en train de bien faire s’arrêtent de mastiquer pour le considérer.
Le Gros se retourne vers notre groupe.
— Banco, les mecs, ça pue bon !
Il couvre d’un geste autoritaire les nourritures en place et assure :
— Tout ça deviendra p’t’être de la m… ; mais croyez-moi : c’en n’est pas z’encore !
Le maître d’hôtel, un grand gourmé, fin gourmet, en titube de réprobation. Ça le déconcerte, cette déclaration publique, lancée commak, de but en blanc.
Son sourire d’accueil lui pend au bec, devenu grimace.
— Mesdames, messieurs ! n’en profère-t-il pas moins en parenthésant de deux courbettes.
Il murmure :
— Quelles cabines ?
Je lui virgule nos numéros.
— Très bien : table 10, si vous voulez me suivre !
On lui file le train. Bérurier marche lentement entre les convives. Il s’arrête, çà et là, pour identifier un plat, le humer. Un pion surveillant le réfectoire ! Il n’a pas honte d’interpeller.
— Mande pardon, chère Maâme, c’est quoi t’est-ce, ce truc jaune que vous bouffez ? Du paddock ? Comment ça, du paddock ? Ah ! du haddock ? Et ça consiste en quoi ? C’est de la viande ou du légume ? Mande pardon ? Du poisson ! Vous permettez que je goûtasse !
Il goûte ! Il clape de la menteuse, hoche la tête. La vieille dame, une Belge à goitre, se marre, toute folingue. Elle le trouve impayable, le Gros. Un rigolo, qui va animer la croisière.
– Ça n’a pas grand goût, vot’bidule. C’est bon pour quoi, les zormones ou les hémorroïdes ?
Il cligne de l'œil.
— Faites gaffe à votre remontée de lait avec des bouffetances pareilles.
Enfin on parvient à la table 10. Elle est vaste, ronde, centrale. Proche de celle du commandant où sont déjà installés le ministre, sa bergère, Oscar Gaumixte et le Vieux. Le gratin, quoi ! La ministreuse me tourne le dos. Néanmoins je constate que Pépère a suivi mes directives et qu’il est déjà en train de la charger vilain, la rombière. Œil de velours, bouche en distributeur de promesses. Il s’est mis courageusement au labeur, le Dirlo. Il marne pour le salut de notre réputation. Discrètement, je lui virgule une mimique. Il y répond par une expression de détresse. Probable que la punition est plus rude qu’on ne l’imaginait.
— Ce menu, nom de Dieu ! Vous avez vu ce menu, dites, les mecs ! s’égosille le Mastar.
Il brandit un vaste parchemin orné d’une gravure bucolique. Des colonnes et des colonnes de fripaille. Les hors-d’œuvre, les entrées, les poissons, les volailles, les viandes, les légumes, les entremets, les fromages, les desserts !
Béru se gave l’œil avant toute chose. Il s’aménage le clapoir en lisant les noms sacrés. Il se stimule le tube digestif !