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— Puis-je vous proposer la suggestion du chef ? demande le maître d’hôtel.

— Et c’est quoi t’est-ce ? minaude Berthy.

— Pamplemousse, gigot de pré salé, mousse au chocolat ! récite le pingouin.

Du coup, Bérurier surgit de derrière son bréviaire.

— Dites voir, l’ami, attaque-t-il, c’t’un farceur, le chef, ou si vous nous prendriez pour des cons !

Il a enflé le ton. L’autre est rouge écrevisse. Il balbutie :

— Monsieur ! Mais, monsieur, je…

Alexandre-Benoît n’est pas sensible à ces protestations en forme de supplique.

— Du pamplemousse, avec ce que je lis sur le programme comme quoi y a de la balloche de canard, du foie gras des Landes, du saumon fumé, du caviar dix rangs, de l’homard germinal, du gratin de queues d’écrevisses, de la langouste flambée ! Du pamplemousse, à nous autres Français ! Serait-il que vous nous prendriez pour des Ricains, dites, l’ami ? Pour des enfoirés d’English tels ceux de la table à côté qui bouffent du maïs comme les gorets de mon cousin Mathieu ? Avec des végénériens, vous nous confondez, l’ami ! Avec des biscornus de l’estomac. T’t’à l’heure, on le laisserait usiner, il nous cloquerait des poireaux vinaigrette comme plat de résidence, ce tordu ! Sacré pamplemousse, va !

D’un geste violent, il arrache une chaise libre de là table voisine sans songer à s’excuser auprès de ses occupants.

— Assoye-toi là et écris ! enjoint-il au malheureux.

Mais enfin, Monsieur ! proteste l’autre.

La poigne d’acier béruréenne le propage sur la chaise, irrésistiblement.

— Assoye-toi, que je te dis, ça risque d’être long !

Les serveurs, les chefs de rang, le sommelier, les convives sont pliés en deux devant la mine éperdue du maître d’hôtel affalé sur son siège, son carnet de commandes sur les genoux.

— Vous permettez que je composasse le menu pour tout le monde ? demande Béru.

M’man déclare timidement qu’elle est frugale de nature. Un appétit d’oiseau, elle a.

— Eh ben, on va lui faire du lard, à vot’zoizeau, Mâme Félicie, coupe Béru. Laissez-moi organiser le topo, ce que vous claperez pas, moi ou Berthe on s’en occupera, hein, ma Grande ?

Berthe roucoule qu’elle voudrait pas exagérer, qu’elle doit veiller à sa ligne. Tout ça en convoitant le silencieux Félix. C’est vrai qu’il en casse pas une, le prof, depuis qu’on est à bord. Il mutisme sinistrement et semble regretter là croisière.

— Mets ton calepin sur la table, tu seras mieux pour noter, mon gars, invite notre chef de file.

Puis, se replongeant entre les volets du magistral menu, il récité.

— Pour commencer tu nous cloques un plat d’assortiment, genre babioles ; foie gras, balloche de canard, jambon de Bayonne, tu mords le topo, juste pour dire de se faire les gencives en attendant que cuise le reste. Après, ça sera une langouste mayonnaise, avec beaucoup d’ail dans la mayonnaise et beaucoup de langouste dans la carapace. Derrière ça, gamin, fais-nous marcher un gratin de fruits de mer, à condition qu’ils soyent pas trop mûrs, les fruits, je te préviens que si ça renifle, je vais moi-même personnellement faire un rendu à ton père Pamplemousse de Chef. C’est seulement aftère le gratin que tu serviras le gigot. M’faudra beaucoup d’oignasse dans les flageolets, note ! Note, bonté, que tu vas pas te rappeler ! Ensuite, tu nous rabats un coq au vin. Préviens bien en cuisine qu’on ne pleure pas les lardons. Après les fromages, on te sonnera pour les desserts, ce sera selon notre humeur du moment.

Sur ces nomenclatures, il congédie le maître d’hôtel. Dans le mouvement, il accroche le regard gélatineux d’un gros vieillard américain, hilare. Le bonhomme en question ressemble à un Raimu d’outre-Atlantique. Il porte une chemise à manches courtes sur laquelle est peint un paysage californien et ses bras roux sont recouverts de tatouages.

— Si on se laisserait manœuvrer par les loufiats, ils nous fileraient les rognures du bord, ces futés ! lui dit Béru.

— I don’t understand ! lui répond l’Amerlock.

— Et moi Bérurier, enchanté de vous connaître ! Seulement, si vous voudriez qu’on devienne copain, faudra plus boire du lait avec votre sole meunière, Baby.

Il a un foie à visiter, le Gonflé. Une pièce de bocal, sinon de musée mais de la Faculté au musée, c’est un peu comme du cirque à la Faculté : il n’y a pas loin ; ce qu’exhibe le premier, le dernier peut à la rigueur l’exposer.

Il met le sommelier sur les charbons. Il gambade dans la carte des vins comme il batifolait un instant auparavant dans le menu. Il passe des bordeaux rouges aux bourgognes blancs, des vins de Loire à ceux du Jura, de la Champagne à l’Alsace à pieds joints. C’est un peu l’empoignade avec Pinuche. César, la bouffe ne l’émeut pas, ce qui l’intéresse au premier chef, ce sont les vins fins. Il a un vice pour les muscadets secs et fruités, un penchant pour les Meursault flamboyants, une tendresse pour le Saint-Amour, de l’intérêt pour les Riesling et beaucoup d’indulgence pour les Côtes du Rhône. Leur discussion est farouche. A la fin, ils décident de faire cave à part. Ils se regardent en tastevins de faïence ! Félicie s’amuse comme une folle, mine de rien, et me cloque des œillades savoureuses. Mme Pinaud prend les patins de son mari. C’est une vieille pintade frileuse et renâcleuse, avec toujours une collection de misères à raconter, de souvenirs fâcheux à évoquer. Elle est grise de teint comme de cheveux, un peu chaisière pour tout dire et y a des moments je me demande si cette fade odeur qui se dégage de ses nippes ne serait pas un quelconque remugle de cierge.

Elle préconise la modération et le discernement. Berthe au contraire prône l’abondance. Marrant comme un vieux couple, en fin de compte, est bien accouplé. Comme il finit par y avoir mimétisme de goûts chez les vieux cons joints.

— Et Marie-Marie ? m’inquiété-je soudain, réalisant l’absence de la gosse.

— Elle est à la salle à manger des enfants, renseigne Berthe. C’est une gamine déjà trop délurée que la fréquentation des grandes personnes ne lui vaut rien.

Y a des mots qui tisonnent le destin. Comme la Baleine profère les ci-dessus, on perçoit un fracas de verrerie pulvérisée dans des régions avoisinant la salle à manger. On croit que c’est un accident de cuisine. La maladresse d’un serveur. Mais dans le fond de la vaste pièce, une porte à doubles battants s’ouvre à la volée, et un serveur surgit en titubant. Il a un saint-honoré écrasé sur la figure, un seau à champagne en guise de casque et il marche au radar, mains en avant, dans la position du médium en charge. Des rires juvéniles fusent d’au-delà des portes qui n’arrêtent pas de battre en contrariété. Le maître d’hôtel principal, un beau personnage grave et grisonnant, avec des épaulettes d’or, se précipite sur le loufiat crémeux et l’aide à se décasquer.

L’autre ressemble à un skieur après une chute dans de la profonde. Il regarde autour de lui, réalise qu’il s’est gouré d’issue, mais n’en explose pas moins :

— Je donne ma démission, glapit-il, des mômes pareilles, c’est pas tenable !

— Je suis sûr que c’est ma nièce, nous confie Berthaga en fonçant.

Elle réapparaît deux minutes plus tard, en poursuivant Marie-Marie. La môme trace entre les tables pour échapper à la fureur tantesque. Elle bouscule les gens, fait choir les bouteilles, tire sur les nappes, renverse les chauffe-plats. De temps à autre Berthe, s’estimant à portée, essaie de lui ajuster un shoot mais la rate immanquablement (si j’ose ainsi m’exprimer). Elle finit par la coincer contre la table du gros Américain à la chemise peinte.

— A nous deux, pécore, voyouze, effrontée, que j’aurais dû te fout’en pension au lieu de te payer des croisières de grand luxe !