Le Vieux est en train de marner à fond pour notre réhabilitation. Il ôte sa veste, la met à la taille de sa voisine de table. Ecossaise, elle paraît, Mme du Gazon-sur-le-Bide ! On la voudrait sur un air de cornemuse ! Elle se sauve, escortée par le Big Boss, tandis que son Jules se fait tout petit derrière le menu pour cacher sa confusance.
Ah ! elle s’annonce fraîche et heureuse, la croisière ! A notre table, les Béru attaquent le gratin après avoir expulsé le loufiat qui prétendait le remporter because la garniture imprévue. M’man a demandé la permission de s’évacuer. La dame Pinaud sarcasme contre les goinfres tandis que sa Vieillasse lichetrogne sa boutanche de Pouilly fumé pour se reforger un moral.
Y a du climat paroxysmique à bord. Maintenant tout le monde cause à tue-tête ! On s’interpelle d’une table à l’autre ! On se bombarde à coups de boulettes de mie. On se fait goûter les picrates. Y a de l’émeute larvée. On pressent des barricades. Ça débute par de la liesse énervée, toujours, les révolutions. Au départ, c’est une partie de marrade. Voyez le peuple de Paris, quand il est allé chercher Louis XVI à Versailles, comment il s’est fendu le pébroque ! Une vraie partouze nationale ! Et puis rappelez-vous de quelle manière cela a tourné. Le gros effeuillage de tronches !
Comme je m’apprête à laisser les Bérurier à leur sanie, un garçon se penche sur moi.
— Monsieur le ministre souhaiterait avoir un entretien avec vous ! me dit-il. Il vous attendra dans sa cabine à 14 h 25.
J’sais pas s’il est cocu, le ministre, en tout cas il a déjà des habitudes de chef de gare.
M’est avis, mes frères, que ça va saigner pour mon matricule ! Les ceuss qu’auraient un brin de religion feraient bien de prier pour moi !
A quatorze heures, vingt-quatre minutes, quarante-cinq secondes, je toque à la porte de Son Excellence.
— Entrez !
J’obtempère après m’être ingurgité une franche goulée d’un oxygène non saturé de colère. Rien de plus déprimant que de respirer l’air électrique des lieux où règne une grosse tension nerveuse.
Je m’attendais à trouver un monsieur rageur, convulsé par la hargne et la grogne, arpentant sa cabine d’un pas furax, et voilà que je me trouve face à un être exquis, détendu, drapé dans une robe de chambre chinoise dont le motif représente un dragon en train de foutre le feu à des puits de pétroles texans de son souffle embrasé.
Il paraît tout joyce, le ministre de l’intérim. Relaxe infiniment.
— Venez, venez, mon cher, me dit-il. Ça vous ennuierait de mettre le verrou ? J’ai horreur d’être importuné en pleine discussion par un serviteur trop zélé.
Je pousse le verrou et je m’avance jusqu’au centre de l’appartement qui, avec ses laques et ses chromes, ressemble à une agence moderne du Crédit Lyonnais.
M. du Gazon-sur-le-Bide se prélasse dans un fauteuil en sirotant un verre de pastaga. (Après le repas il le prend sec.)
— Asseyez-vous, bon ami !
Le gars San-A. pose son camarade Prosper sur le bout d’un canapé en se demandant furieusement ce qui a bien pu motiver un tel changement dans l’attitude de l’Excellence.
Ce matin, dans la cabine du Vieux, il était cinglant, le ministre. Il avait l’œil cruel et la voix comme une râpe. A présent, il ressemble à un nounours en peluche, tout doux, tout moelleux.
— Vous prenez un doigt de quelque chose, ami ?
Ami louche sur quelques flacons groupés en mêlée ouverte au centre d’une table basse.
— Ce calva me séduit car il a mon âge, si j’en crois son étiquette, monsieur le ministre !
Mon hôte saisit la bouteille et consulte la partie imprimée.
— Vous êtes jeune, apprécie-t-il. Quelle magistrale carrière s’ouvre à vous, ami !
Tiens, on dirait que notre baromètre s’est remis au beau fixe, au Vioque et à moi, après la cruelle dépression du matin. L’attitude du Boss pendant le repas aurait-elle déjà produit son effet et rassuré l’illustre passager ?
Il me sert avec circonspection une honorable rasade d’un calvados blond et odorant.
— Pomme, pomme, pomme, pomme ! Beethovenne-t-il en me tendant le verre à dégustation.
— A votre œuvre, monsieur le ministre ! dis-je en brandissant mon godet.
Il hausse les épaules.
— Ne parlons pas des absents, ami. Un homme ne laisse derrière lui que l’œuvre de son désœuvrement. Buvons plutôt à nos amours, il n’y a que cela de vraiment important ici-bas.
On gorgeonne un brin. Ce calva est de première. Pimpant comme un chalet de l’Oberland Bernois en été. Avec cette même odeur de vieux bois et de pomme.
— Vous désirez me parler, monsieur le ministre ?
Il me délivre une grimace un peu forcée.
— Oh ! non, ami, pas « monsieur le ministre », de grâce ! Laissez-moi oublier ce titre dont tant de gens auront de la peine à se souvenir dans quelque temps ! Quelles ingrates fonctions, si vous saviez ! Elles nous valent un excès d’honneurs sur le moment, et un excès d’oubli ensuite ! Or, nous ne sommes ni assez faible pour vraiment jouir des uns, ni suffisamment fort pour encaisser l’autre. C’est la pire des gloires, la plus vénéreuse, bon ami ! Tant que nous sommes en place, une horde de gens cupides dépècent notre maigre pouvoir. Et quand nous n’y sommes plus, ces mêmes gens nous bravent du haut des grâces que nous leur avons accordées. Voulez-vous que je vous dise ? Le pouvoir, le vrai, dans le fond, ce sont les riches mendiants qui le détiennent. Nous ne sommes que la baguette magique qui transforme leur citrouille en carrosse.
— Vous semblez bien amer, monsieur le ministre ?
— Fatigué, surtout. L’amertume est le corollaire de la fatigue. Voyez-vous, ami-ami, sous les précédentes Républiques…
— Vous voulez dire sous LA République ?
— Oui. On ne restait pas ministre longtemps, si bien que ce qui importait, en fait, ce n’était pas le ministre mais le ministère. Maintenant cela n’en finit pas. On a trop le temps de se déprécier. On nous dévalue. On nous use !
Il a un geste tourbillonnant pour s’inciter à l’insouciance.
— Mais laissons cela. Ça vous ennuierait de m’appeler Mau-mau ?
Le silence qui suit la question, il est pas de Mozart, mes chéries, mais de l’inventeur du point d’exclamation. J’en prends une volée dans les portugaises. Ça me tombe dru comme une averse d’été dans les trompes d’Eustache. Des fléchettes acérées !
Le ministre croise ses jambes nues, ce qui ouvre copieusement sa robe de chambre.
— Je tenais à vous dire combien je suis navré d’avoir dû jouer les pères nobles, ce matin. Mais en présence de ce foutu commandant, pouvais-je agir autrement ?
Il avance vers ma jambe une main manucurée :
— Vous ne m’en voulez pas, Bébé ?
Je ne réponds pas. Plus intense que ma surprise, plus démesurée que ma désapprobation, y a une rigolade terrifiante en moi ! La marrade du siècle ! Une vraie bourrasque ! Un séisme… Je pense au travail surhumain du Vieux ! A ses chatteries avec la chouette (si je puis dire). Son œil à la Rudolf Valentino. Ses paroles mouillées. Son empressement. Tout ça pour balle peau ! Un coup pété dans l’eau ! Un coude épais dans l’eau ! Un coudé paît dans l’eau ! Un coup d’epée dans l’O. La farce ! Il s’est démanché à prouver la farouche loyauté de ses mœurs, le Dirlingue, et au contraire, c’est en laissant planer le doute qu’il gagnait du galon neuf, Pépère ! Qu’il collait un marchepied sous sa rosette ! O que j’aime la vie dans ces moments-là ! Cette foutue blagueuse !