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La fête bat son plein, comme on dit dans les ouvrages académiques. Ça grouille sur la piste.

Pour se faire une idée précise de l’humanité, faut contempler une salle de danse. Les yeux mi-clos sur leurs ennuis ils s’agitent dans les volutes d’une confuse félicité. Ils secouent leurs mamelles et leurs brioches, contents d’eux. On peut pas croire à quel point ils sont fiers de gambiller. Et plus ils dansent mal, plus ils sont satisfaits de leurs performances. Y me font de la peine, de les voir aussi mômes et puérils, innocents et hâbleurs, appliqués et gauches, grotesques et temporels. Des caricatures ! Dites, vous avez déjà vu des animaux aussi cons que l’homme, vous ? Moi jamais, j’ai beau chercher, même la girafe, le manchot, le serpentaire, le babiroussa, le chameau, l’alpaga, même la mangouste, le cormoran ou le congre ne sont pas aussi ridicules que les humains. Un chien en train de tringler, peut-être ? Et encore… Faut dire qu’il y a mimétisme, à force de chiquer les « fidèles compagnons »…

En est tous à une grande table, ceux de notre groupe. Y’a même le Vieux qui s’est joint stoïquement à nous, manière, je pense, de juguler les éclats béruréens. Avec Berthe et Alexandre-Benoît, on ne peut jamais prévoir comment ni pourquoi surgira la tempête. Elle est en eux, avec sa comète de scandales, ses nébuleuses de turpitudes prêtes à éclater. Les Béru, c’est comme un appartement envahi par le gaz d’éclairage : suffit d’un léger coup de sonnette pour provoquer la monstre explosion.

— Je ne savais pas que votre époux dansât aussi bien ! complimente Berthe à l’adresse de Mme Pinuche.

On suit les évolutions de la Vieillasse. De la démonstration, positivement ! Il manipule une grande Anglaise sexagénaire, haute comme la Tour de Londres et un peu plus large. C’est du boulot de faire danser une Britiche de cet âge et de ce gabarit. Raide comme barre, la dame. Des pilotis en guise de jambes. Elle est frisottée, plâtrée comme un pierrot avec une bouche tracée à la va-vite au moyen d’un tube de rouge à lèvres couleur de cyclamen. Cette tache violette achève de donner à la cavalière de César un je ne sais quoi d’épiscopal-anglais. Elle est très élégante avec sa robe de lamage à carreaux gris et beiges, sa jaquette verte, son foulard de soie rouge et ses souliers à talons plats. Elle n’a pas quitté son sac pour danser. Elle possède un énorme réticule en croco éculé qui se balance au creux de son bras comme une cloche d’apparat au cou d’une vache suisse. Sans doute trimbale-t-elle son fricotin avec elle, la grande Albionne ? On a dû lui conseiller de se méfier à bord des bateaux qui n’appartiennent pas au Royaume-Uni. Lui expliquer que c’était plein de malins toujours à l’affût d’un portefeuille ou d’un bijou. Je parie que si elle arrive à dégauchir un Jules, l’insexuagénaire, elle bouillavera avec son bag en guise d’oreiller.

Pinaud la manœuvre avec précision. Blang blang blang, blang ! On dirait qu’il achève d’enlever à coups de panard la charpente soutenant un navire en chantier afin de procéder à la mise à flot de ce dernier.

— Bien vrai, tu veux pas gambiller, ma poule ? demande tendrement Béru à sa deux tiers.

— Pas maintenant, répond la dame.

Elle couvasse Félix attentivement, la Gravosse. La menace d’Alfred n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Elle est en place pour la parade ; elle organise ses fortifications. Pas question de se le laisser engourdir par une pécore, le pédagogue-phénomène. Elle exige l’exclusivité totale pour ses vacances ! Aussi faut voir comment qu’elle vigile. Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Sitôt qu’une péteuse drague dans notre secteur, elle fume des naseaux, la Baleine. Son geyser prend de la pression.

Félix s’est excusé d’emblée. Il ne dansera pas ce soir, biscotte son mal de mer. Les choses semblent colmatées, grâce aux bons soins énergiques de Mme Bérurier qui lui a fait prendre des pilules appropriées ; mais un retour de flamme est toujours possible. Une fois que votre estom’s’est filé en torche, il peut récidiver à la moindre fausse manœuvre.

Il a récupéré sa faconde et se réintéresse à notre mission. Il demande si on a du positif, depuis le départ, le Vioque et moi. De la graine de fin limier, ce prof. Je lui dresse le beau bilan négatif de la journée.

Le commandant m’a transmis les listes réclamées. Il appert (du verbe apparoir, merci) que les disparus logeaient en des secteurs différents du bateau. Ainsi, l’Anglaise occupait une cabine du pont « U », le Français était en classe touriste, l’Allemande avait l’appartement présentement affecté au Vieux et l’italien demeurait au pont « S ». Côté personnel, une vingtaine d’individus seulement n’ont pas participé aux quatre croisières précédentes, soit parce qu’ils étaient malades, soit parce qu’ils prenaient des congés.

— Avez-vous demandé au commandant s’il existait à bord un lieu où quelqu’un serait susceptible de boucler une personne vivante ou morte ?

— Oui. Pas à sa connaissance. Lors de la troisième disparition, il a organisé une discrète équipe chargée de fouiller tout le bateau sous des prétextes de vérification de l’air conditionné. Toutes les cabines, absolument toutes, furent inspectées.

La musique s’arrête. Un coup de cymbale requiert l’attention générale. Un jeune officier chargé des réjouissances monte sur l’estrade pour annoncer que ça va être aux dames d’inviter les messieurs. A chaque coup de cymbale, la zizique s’interrompra, les couples se désuniront et les nanas fonceront inviter les matous. Banco ? Ouiiiii ! Yesssss ! Yaaaaa ! Siiiii ! que répond la foule.

Les gens, sur un barlu, faut coûte que coûte les amuser. Heureusement, ils sont plus faciles à distraire qu’à nourrir. Plus on leur propose des trucs glandus, plus ils prennent vite leur fade. Un coup de champ ou un double scotch par-dessus le blot et vous avez la soirée délectable entre toutes. Vous appelez ça « gala » pour que ça porte le comble. Vous saupoudrez de confetti. Vous liez le tout avec des serpentins.

Vous distribuez des petits bitos idiots et la grosse kermesse grimpe en mayonnaise. Le photographe du bord n’a plus qu’à intervenir pour fixer ces instants exceptionnels qui épastouilleront vos potes, au retour ! « Ça, c’est la soirée du commandant ! On a ri comme des fous ! Une réussite totale ! »

Un homme, pour l’amuser, faut l’étourdir. Le baigner dans de la musique, le remplir d’alcool, le pousser au frotti-frotta. Et puis lui soulager la glande belliqueuse surtout. Pour ça, la boule de papier constitue le défoulement idéal. Matez un peu leurs frimes haineuses, quand ils se bombardent. Le meurtre leur monte aux yeux. Ils s’imaginent balancer des grenades. Ah ! les fumelards criminels ! Ah ! les assassins de plumes ! Les dynamiteurs de coton ! Les génocides de papier !

Bon, passons. L’orchestre attaque une marche. Faut que ça les stimule, les enguerisse ! Et puis quoi, c’est facile à danser, une marche. Les mecs, dès leur naissance, on leur apprend à arquer au pas.

Bzininingggg ! font les cymbales. C’est la ruée au baba. Les gonzesses débridées se catapultent sur les mâles qu’elles guignaient. Elles les raflent avec frénésie. Parfois elles sont un essaim sur le même. Puis-je vous avouer modestement que c’est mon cas ? Une demi-douzaine de ravageuses me cernent, me happent, m’aspirent. Leurs visages surexcités me flanquent les jetons. On dirait un dessin de Gus Bofa. De la sueur colle leurs cheveux. Elle ont les pommettes enflammées, les yeux brillants, le fond de teint qui camemberte. Goulues ! Ignobles ! Le feu au derche ! Les lèvres retroussées, chiennes en chasse ! Leur sexe les escalade. Je me laisse gober par la plus forte. Etemel triomphe de la reine dans la ruche ! Je suis conquis de haute lutte par une belle brune un peu Carmencita qui ressemblerait à Fernand Cortez si elle ne se rasait pas tous les matins.