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Dépitées, les autres se hâtent de foncer sur d’autres proies moins comestibles (toujours modestement). Mais la denrée de choix s’enlève en un clin d’œil. Reste plus que des rogatons (pléonasme ?) Du laissé pour compte ! La salle a été pillée d’hommes (pas français, mais m’en branle) par le raid des amazones. Tout juste si on dénombre dans la pénombre (oh ! que je rime riche !) un vieillard aveugle, un mongolien, un hémiplégique, un roi noir scrofuleux, un père missionnaire, et un Ecossais en costume national (il a été pris pour une femme).

On se trémousse, on se piétine. La marche, c’est impitoyable. J’ai juste le temps de palper le décolleté dorsal de ma pulpeuse cavalière, celui de subir les atteintes de son pubis affamé et un nouveau coup de cymbale sectionne le début de volupté qui se tissait entre nous.

— Dommage ! soupire-t-elle en s’ôtant de moi, comme une bande de sparadrap.

— Ce n’est que partouze remise, soliloqué-je.

J’ai pas le temps de dire ouf qu’une nouvelle vague de conquérantes m’agrippent (de Hong Kong). J’ai droit cette fois à une blonde, faussement timide, vraiment vicelarde, dont les yeux ressemblent à des orifices sexuels. Les garces se sont vengées de la loi salique par la loi phallique. J’avise Bérurier au creux de la tourmente gambilleuse, cramponnant une beauté rarissime. Cette souris, je l’avais retapissée déjà, me promettant de la rambiner à la première occase. On dirait une statue égyptienne. Mais elle doit être hindoue, ou alors bien faire semblant. Elle a le cheveu très noir, luisant, séparé par une raie médiane. Une mouche met une note d’exotisme au milieu de son front. Je raffole de son teint bistre, de son port de reine (Béru constituant son porc de reine) de sa bouche très large, gonflée à éclater et qu’on devine pleine de jus savoureux. M’est avis qu’elle doit aimer la graisse, car elle fait équipe avec un gros poussah sud-américain chauve et laid, pire qu’obèse, qui est le seul ce soir, les musiciens exceptés, à porter le smoking (car on ne s’habille jamais à bord le premier et le dernier soir).

Les gras-du-bide, probables, doivent favorablement impressionner les hindoues, écœurées par le fakirisme. Il pavane, le Gros, au volant de cette splendeur. Il est le roi de la fiesta, le prince élu. Il lui fait tout en dansant une cour expresse, dans un franglais délicat :

— It is un big plaisir for mézigue to danser avec you, my gosse ! Je have never vu again one pareille beauté of you !

Les méandres capricieux de la danse me font dériver loin de ce couple extraordinaire. Je me trouve soudain en bordure de la table du ministre. Tiens, on ne l’a pas invité à danser ? Comment se fait-ce ? Il est pourtant pas plus mal fichu qu’un autre. Je comprends les raisons de sa solitude en découvrant, posée contre sa coupe de roteux, une petite pancarte prélevée à la poignée de porte de sa cabine Do not disturb. Il me fait un signe impérieux en m’apercevant.

— Besoin de vous parler immédiatement ! me lance-t-il.

Je veux bien, à condition que l’entretien n’ait pas lieu entre quat’z’yeux.

Je dansote un peu sur place jusqu’au coup de buis attendu. Une fois séparé de ma cavalière, je refoule l’assaut des nouvelles solliciteuses d’un péremptoire :

— Je regrette, je viens de me donner une entorse !

Et je prends place à la table de l’Excellence.

— Vous semblez bien seul, monsieur le ministre !

— Evidemment, personne ne m’invite !

— Avec cet écriteau devant votre verre, ça n’a rien de surprenant.

— Ah ! oui, qu’est-ce qu’il signifie ?

— Vous ne parlez pas anglais ?

— Non ! Même qu’en apprenant la chose, le président voulait me nommer ministre des Affaires étrangères pour être sûr que je ne m’entendrai pas avec les Américains.

Je lui traduis le texte de la pancarte.

— Ah ! bon, c’est une blague, alors !

— Qui vous l’a faite ?

— Une petite fille avec deux tresses. Elle est venue jusqu’à ma table après que le commandant l’a eu quittée et elle a déposé sans un mot ce machin devant moi.

Vous penserez ce que vous voudrez, mais je trouve, pour ma part, que Marie-Marie se dévergonde de plus en plus. Vous parlez d’un petit fléau, cette gosse. L’accident de la caravane, l’émeute dans la salle à manger des mouflets, et maintenant elle colle le ministre en quarantaine ! Avec la nièce des Bérurier, il y a des déboires et à manger !

Le ministre de l’intérim joue avec le bristol qu’il fait tourniquer au bout de son index par le cordonnet servant à l’accrocher.

Je suis placé sous le signe de la solitude, petit ami, soupire-t-il. Faire son chemin dans l’existence signifie s’enfoncer dans l’isolement. Monter, c’est se séparer des autres.

Il rôdaille dans les faubourgs de la dépression, le cher bonhomme. Un excédent de champagne, peut-être ? C’est l’heure où l’âme du vin pleure dans le cœur des buveurs ayant de la bouteille. J’essaie de le réconforter.

— Vous possédez un idéal politique, monsieur le ministre.

Il hausse les épaules :

— Pfff, pour combien de temps ? Et puis, dans mon cas, un idéal c’est un billet de chemin de fer qui m’oblige d’aller à destination. Donc une contrainte. Le vrai idéal serait de n’en pas avoir. Je rêve parfois d’une complète liberté de pensée. Comme cela doit être bon, de se réveiller communiste, un beau matin, et de se coucher poujadiste, ou vice versa. Laisser dériver ses opinions, comme un bateau ivre, petit ami… Je vous promets qu’il m’arrive deux ou trois fois par nuit, au moins, de m’éveiller en sursaut, le corps trempé de sueur, le cœur en folie, en me demandant à toute volée : « Bontée divine, qu’est-ce qui se passe ? » La réalité m’est alors assenée comme un coup de trique derrière la tête. Je me réponds misérablement : « Ah ! merde, c’est vrai : je suis gouvernemental. » En pleine nuit, mon chou, c’est dur, une telle évidence. Lorsque le jour point, je me réconforte. Je me dis que je ne suis pas tout seul, après tout, que nous sommes provisoirement nombreux encore. Mais le nombre des porteurs n’allège pas toujours le fardeau. Vous buvez un verre avec moi, tendre ami ?

— Volontiers.

Je me racle le gosier ! Un grand élan d’altruisme me pousse à assister cet homme en détresse.

— Laissons l’idéal politique, vous avez un foyer, Mau-mau.

— Non, répond-il : une épouse. Et quelle épouse : vous l’avez vue ?

— Aperçue seulement.

— C’est bien suffisant pour s’en faire une idée. Elle est laide au point de ne pas s’en apercevoir. Grinçante comme une girouette. Vénéneuse comme l’amanite phalloïde. Tyrannique comme une vieille actrice. Décharnée comme l’hiver ! Oh ! comme je la hais bien si vous saviez. D’une haine toujours à l’incandescence qui m’aide à la supporter.

— Pourquoi diantre l’avez-vous épousée ? Surtout que j’ai cru comprendre que vous n’êtes guère féministe ?

Il bat tristement son champagne avec le bout de son doigt.

— Les jeunes hommes sont arrivistes. Ils sautent à pieds joints dans les conjonctures. Le père de ma femme était très riche et pétainiste, moi j’étais pauvre et gaulliste, nous étions apparemment faits pour nous entendre.

Il boit une gorgée, toussote et se penche sur la table pour me confier à voix basse :

— C’est justement à propos d’Artémise que je voulais vous parler…

Il ajoute, devant mon écarquillement d’yeux :

— Artémise, c’est ma femme, non la sœur d’Apollon. Vous vous rendez compte qu’en plus, elle se prénomme réellement Artémise ? Ah ! la vie est dure, monsieur, pour celui qui entend la conquérir.