— Ah ! l’hypocrite ! pouffe-t-elle. Dis donc, il est aussi viril que toi, ton jus d’orange !
Depuis un instant, le Boss a retrouvé son aisance. Une expression indulgente et modeste éclaire son visage. Il tapote d’une main experte la cuisse bronzée de sa jeune camarade de nuictée.
— La petite rapporteuse ! murmure-t-il d’un ton presque attendri, avec dans l’inflexion des promesses en voie de proche réalisation.
A cet instant précis, le destin qui semblait vouloir nous laisser quelque autonomie se présente sous les traits et la veste chamarrée d’un chasseur.
— Un monsieur vous demande à la réception, monsieur ! annonce-t-il au Vieux.
— Allons bon, fait le Vieux qui, pour être vacançophobe, n’en aime pas moins sa tranquillité. Vous m’excusez ? ajoute-t-il sans attendre qu’on l’excuse.
Une fois seul avec Camille, je lui consacre davantage d’attention. Selon une rapide estimation, cette fille doit posséder un beau tempérament d’amoureuse.
— C’t’une nature ! déclare-t-elle en regardant disparaître la haute silhouette de mon supérieur, y’a longtemps que vous le connaissez ?
— Cela fait pas mal d’années que je travaille avec lui, oui.
Elle tressaille et m’enveloppe d’un long regard de gazelle incommodée par la chaleur.
— Sans blague ! Alors vous aussi vous êtes dans le cinéma ?
Vous parlez d’un fripon, le Dabe ! Pour un bonhomme qui est resté des millénaires sans décarrer de son burlingue, il sait employer les astuces grand format, celles auxquelles une certaine catégorie de filles ne reste pas insensible.
— Oui, je, mon chou, co-menté-je.
Elle commence par le plus urgent, c’est-à-dire par croiser les jambes face à moi, en s’assurant que sa robe de plage s’est bien ouverte jusqu’au niveau de la ceinture. Sa bouche s’est également écartée et je vois pointer un petit bout de langue rose dont l’éducation n’est plus à faire. Camille n’est peut-être pas une championne du tastevin, mais en ce qui concerne le scoubidou fouineur elle est sûrement capable, les yeux bandés, de vous annoncer la nationalité et l’âge de son propriétaire.
— Alors, réellement, Pépère est une épée de matelas ? insisté-je en baissant le ton pour l’inciter aux vraies confidences.
Elle opine.
— Un vieux terrible, renchérit Camille. Y se font de plus en plus rares. On vit une époque où les bonshommes ont les jetons pour leur santé dès la cinquantaine. Y se bousculent dans les cliniques suisses afin de se faire faire des quétcheupes ou des trucs dans ce genre. Quand on vous inspecte toute la panoplie, de bazenhaut, on vous découvre fatalement une bricole qui grippe un peu. C’est le collé-stérole en excédent, la vésicule qui clapote, l’urée qu’a des tendances. Si bien que les génaires se bourrent de cachets, ce qui leur met le mignardé sur la touche ! Tandis que votre producteur, lui, c’est du mâle impec. Pas de brioche, une ceinture abdominable plus ferme qu’une gaine Scandale et pour le voisin du dessous… comme je vous ai dit…
Elle vide mon verre, clape de la fouineuse et murmure :
— Il produit quel genre de films, Cézarin ?
— Principalement des trucs policiers, ma belle.
— Oui, c’est ce qu’il m’a dit. Vous faites quoi, là-dedans, vous ?
— Je suis directeur de production.
Ses yeux brillent. Le cinéma part en charpie, mais il continue de fasciner les jeunes filles. Il restera dans l’histoire humaine au même titre que les contes de Perrault dans la littérature.
— Un jour j’ai tourné un film, déclare-t-elle. Pas un grand rôle. C’était un machin sur les nouilles Roncalli. Un cuisinier mettait de la sauce tomate dessus et je faisais « Hmmm ! » d’un air gourmand.
— Faut quand même le faire ! Apprécié-je. Moins un rôle comporte de texte, plus il est délicat, car à ce moment-là tout est dans le masque !
— C’est vrai, reconnaît-elle, mettant à part sa modestie. Tout était dans le masque. J’emmenais mes copines au ciné pour me voir. On restait juste le temps de l’entracte… Je faisais « hummm ! » en écarquillant les yeux. Si je vous disais que ça me donnait envie de bouffer des nouilles.
Le chasseur d’il y a un instant réapparaît, soucieux.
— Monsieur, me dit-il, le monsieur qui est allé rejoindre le monsieur vous réclame dans le grand salon.
— Et moi, qu’est-ce que je deviens au milieu de ce bizness ? s’inquiète Camille.
— Une vedette, peut-être, si vous êtes sage, l’alléché-je en passant ma paluche sur sa cuisse, histoire de contrôler la finesse de son grain.
Le contact est intéressant.
— Vous, lui dis-je avant de m’éloigner, vous venez de tomber dans de bonnes mains, votre période nouille est finie, petite fille.
Un dernier clin d’œil pour ratifier cette obscure promesse et je vais rejoindre le Dirlo.
Il est assis dans un fauteuil club aussi profond qu’un discours de Malraux. En face de lui, sur un canapé, se trouve un gros monsieur blondasse dont on aperçoit la calvitie entre les rares cheveux, comme on voit le parquet à travers la trame d’un tapis épuisé. Le personnage est d’un rose olidesque. Son regard inquisiteur bute contre les verres épais de lunettes sans monture. Il fume un gros cigare de chez Davidoff avec la voracité d’un veau brutalisant le pis de sa maman. Il porte un pantalon de flanelle grise et un blazer bleu dont la poche de poitrine s’orne d’un écusson britannouille représentant une licorne dont la corne embroche un écheveau de laine que file un lion. Les deux bestiaux sont entourés de l’inscription suivante : « Tel mon empire, je pars en quenouille. »
— Permettez-moi de vous présenter le commissaire San-Antonio, mon plus efficace collaborateur, annonce le Dabuche qui tient à se concilier mes bonnes grâces après les surprenantes révélations de la môme Camille.
— Hon, hon ! gronde l’homme au blazer par-delà son cigare.
Il hésite et me tend sa main potelée, d’un mouvement tellement condescendant que je suis presque surpris de ne pas trouver après nos effusions une pièce de monnaie au creux de la mienne.
L’homme au cœur d’archichauve continue ses présentations.
— Cher San-Antonio, voici mon ami Oscar Gaumixte, Président-Directeur-Général de la fameuse compagnie de navigation Pacqsif.
— Oh ! très bien, fais-je, le plus sottement du monde.
Vous ne trouvez pas inouï, vous, que le P. D. G. d’une compagnie de navigation s’appelle Oscar Gaumixte ? Franchement, y’a que dans mes bouquins qu’on voit ça. Voilà sans doute pourquoi certaines gens s’obstinent à ne pas les prendre au sérieux. Ils me répudient, ces carnes molles. Me dénigrent. San-Antonio ? Pouah ! Trop vulgaire, trop vulgarisé. Il tire trop gros, il écrit trop gras. Il insupporte. On a vu des crises d’urticaire spontanément provoquées par le contact de ses livres. Elle est microbienne, ma prose, elle flanque la courante aux constipés. Faut l’enjamber, la contourner même quand on a le temps. La brûler quand on peut, cette hérétique. Faire honte à ceux qui persistent à la consommer. La boycotter. La boy-scouter. La taxer. Et puis d’abord c’est qui est-ce, ce personnage ? Il est vraiment pour ou tout à fait contre ? Il cache quoi donc ? Y serait pas d’extrême quéque chose par hasard ? Voulez-vous parier qu’il en est comme une reine, avec sa foutue marotte de tuer les héroïnes de ses bouquins et de vénérer sa chère femme de mère ? Voilà la vérité : il prend du rond, le beau commissaire. C’est un chevalier de la lune ! Et puis ce vice de cloquer des blazes impossibles à ses personnages : les frères Alex et Alain Térieur, par exemple. Ça ressemble à quoi t’est-ce que, vous pouvez le dire ? Il est plein de manies suspectes, San-A. Vivement qu’on le châtie, qu’on le châtre (la prochaine fois qu’il passe par Castres, il y coupe pas !). Qu’on promulgue des ordonnances contre lui, qu’on prenne des mesures ailleurs que chez son tailleur. Faut le bannir, l’expurger à l’huile de ricin. Faut lui assécher le stylo. Le dénoncer. Le décréter intolérable. Le rendre honteux d’exister. Lui émasculer le style pour qu’il arrête de faire ses bâtards néologismes, ce violent violeur ! L’obliger de rentrer dans le rang morne des dociles, des soumis. L’apprendre à conjuguer le verbe aller, ce petit fumier si plein de chausse-trapes. Qu’il s’incline, San-A. Qu’il décline ! Qu’il crie « Vive mon Génial » avec les autres. Qu’il ne louche plus les bobonnes que deux fois par semaine, à la bourgeoise. Qu’il aille au mess et à la messe. Bref, qu’il change de peau un bon coup : dépécez-vous, on vous attend… au tournant ! Ah ! les hideux encornés, les abominables aspergés, suintant comme gruyère au soleil. Le serment d’hypocrite ! Leur slip ressemble à une chapelle ardente ! Je me repais de leur mépris. Je le déguise en papier-gogue pour l’humaniser. Il m’aide à vivre. C’est un bon copain. Un bâton merdeux de pèlerin. On peut s’appuyer dessus : il est solide. Taillé dans l’opprobre avec plein de nœuds volants tout autour ! Par moments, je pense qu’il m’est devenu indispensable, qu’il me rendra scatophage, à force… Ça fait rien. Celui qui aura crié la vérité au moins une fois dans sa vie sera sauvé des eaux et des autres.