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Il tombe à genoux, les mains jointes, les yeux fermés, la tête inclinée.

— On pourrait le diriger sur l’infirmerie ? suggère doucement Hector au commandant.

Le Barbu s’indigne.

— Comme vous y allez ! Le grand, grand patron ! Certes, il supporte mal cette nouvelle catastrophe, mais je dois reconnaître, messieurs, que votre présence sur mon bateau n’aura pas servi à grand-chose ! Peste : deux disparus, le jour même du départ ! Et quels disparus, messieurs : la femme d’un ministre et mon second ! Vous ne vous mouchez pas du coude !

— Hé là, minute, commandant ! interviens-je, car il commence à me cavaler sur le haricot, le seul métra bord-à-prédieu.

Je te vas lui faire avaler sa bouffarde s’il continue.

— Nous ne sommes pas les auteurs de ces rapts, que diantre, commandant.

— Je ne dis pas, marmonne l’officier.

— Moi, je vous le dis.

— En tout cas, vous étiez là pour veiller au grain !

— Combien y a-t-il de personnes sur ce rafiot, au total ?

Le mot rafiot le meurtrît jusque dans son slip. Il arrache sa pipe, va pour hurler, se contente de glavioter dans un crachoir empli de sciure, et laisse tomber sèchement :

— Environ six cents !

— Et nous, nous sommes six ! en comptant le directeur de la Pinaudaire-Agency ! Comment pourrions-nous surveiller cent individus par tête de pipe ?

— Soit, convient le Barbu. Mais alors, qu’êtes-vous venus faire à bord ? Vous voulez que je vous le dise ? Une croisière, tout bonnement, aux frais de la princesse ?

— Amen ! lance Gaumixte.

Il se relève. Nouvelle victoire de la foi : il paraît transfiguré. Ses traits se sont relâchés, son regard s’est remis en code.

— Cher commandant, murmure-t-il. Il a bien été prévu dans ce bateau un secteur destiné à d’éventuels émigrants, si j’ai bonne mémoire.

— C’est un fait, crachote l’officier.

— Oui, oui, murmure Oscar Gaumixte, c’est bien ce qu’il me semblait.

Il nous balaie d’un geste terminé par un index intraitable.

— Je veux qu’on y relègue immédiatement cette bande d’inutiles. Il faut que d’ici un quart d’heure leurs cabines soient disponibles, à l’exception de celle qu’occupent les deux dames d’un certain âge.

Le Vieux part d’un rire cinglant et darde sur son ami (je ne serais pas si pressé, je prendrais le temps d’écrire son ex-ami) un regard sanglant.

— Bigre, mon bon Gaumixte, votre savoir-vivre ne résiste guère aux émotions fortes, à ce qu’on dirait ! Comme votre réaction est mesquine, très cher !

Il se tourne vers le commandant.

— Nous conserverons nos cabines actuelles, commandant ! Veuillez me faire présenter la facture, je vais vous libeller un chèque.

Non ! ! ! interjectionne positivement Gaumixte. Non : trop tard, elles sont prises !

J’ai dit : chez les émigrants ! Et au trot !

8

C’est dans l’adversité qu’on apprécie l’élégance morale d’un individu.

Vous pensez qu’il pétarde, le Vieux, de se voir reléguer dans les entrailles obscures du bâtiment ? Que nenni ! Vous vous figurez qu’il s’abîme en imprécations ? Qu’il profère des menaces ou rêve à de louches représailles ? Erreur, mes biens chers frères !

Il se laisse déménager en conservant le sourire. Faut voir pourtant déambuler notre sombre cortège dans les coursives. Des mousses nous guident. Ils ont reçu l’ordre de ne pas porter nos valoches et c’est nous autres qu’on les trimbale. On arpente les moquettes de la first classe, puis le linoléum de la classe touriste pour, enfin, fouler le caoutchouc merdâtre de la zone migrateuse.

Le Vieux marche en tête suivi du rigide Ross, pas effaré le moins du monde par ce déménagement nocturne.

Il est en pyjama, Ross. Avec un imper sur les épaules et sa bachouze de chauffeur. Derrière lui, Pinuche et Marie-Marie endormie, la pauvrette, qui titube d’une cloison à l’autre, enserrant dans ses bras une mitraillette en matière plastique (M’man voulait lui acheter une poupée, à Cannes, mais elle a préféré la mitraillette). Je ferme la marche avec Hector.

On finit par débarquer (si je puis ainsi m’exprimer, l’action continuant de se passer à bord d’un bateau) dans un dortoir propre et sinistre, qui sent le neuf et le renfermé.

C’est fou comme on est plein d’attentions pour les pauvres. Dans un sens, quand on leur aménage des locaux, ceux-ci sont presque plus élaborés que ceux des riches. On ne peut pas croire qu’il existe des couleurs aussi lugubres, des matériaux aussi mesquins, des formes aussi insultantes, des éclairages aussi moroses, des commodités aussi incommodes.

C’est rudement chiadé dans le genre débilitant. Une apothéose de la grisaille humiliante.

Imaginez une vaste pièce sans hublots, toute en longueur, avec des parois ripolinées en gris-neurasthénique, des ampoules crues, protégées par des grilles pareilles à des masques d’escrimeurs, des couchettes glaciales aux couvertures jaune-pisse-d’âne, des placards pour vestiaire d’usine, des lavabos de pénitencier, un plancher de métal décoré par des alignées de rivets pareils à une irruption de boutons.

Du Kafka ! L’antichambre de la dépression !

Les mousses nous larguent en ricanant des désagréments. On pose les bagages au milieu du local et on se dévisage d’un œil cloaqueux. Le Vieux se lisse la calvitie du bout des doigts.

— Mes amis, dit-il, notre aventure tourne à la farce. Oublions son côté déplaisant pour n’en retenir que la cocasserie. Le directeur de la compagnie Pacqsif, vous avez pu le constater, a été traumatisé par ces nouvelles disparitions. Sa dépression s’est cristallisée sur nous et il convient de lui pardonner cette brimade. Demain nous devons faire escale à Malaga, nous quitterons le Merd’Alors et rentrerons en France.

— Pas d’accord, Patron, murmuré-je d’une voix décidée.

— Ah non ?

— Nous avons une mission à remplir, monsieur le directeur. Que ce soit en First class ou dans la soute à mazout, nous la remplirons. Les rats, paraît-il, désertent le navire au moment du naufrage. Nous ne sommes pas des rats, mais des policiers, et nous percerons le mystère du Mer d’Alors.

Il en sanglote, le Vieux. Ça s’étrangle dans sa gorge. Ça se fêle dans son pharynx. Ses cordes vocales s’effilochent.

— San-Antonio, coasse-t-il, car il n’a même plus la force de croasser. Mon petit ! Mon élève ! Mon disciple ! Mon dauphin ! Ma chose ! Mon résultat ! Je n’en espérais pas moins de vous ! Cette dignité ! Ce courage ! Ce déterminisme ! Cet orgueil professionnel ! Ce respect humain ! Bravo ! C’est grand ! C’est beau ! C’est Français ! Merci ! Je vous reconnais ! Je vous salue !

Il désigne les couchettes alignées le long du mur et qui se superposent deux par deux.

— Je suis avec vous ! Au milieu de vous ! Menant votre vie ! Respirant votre air ! Oui, nous découvrirons la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je lève la main droite et je vous dis : je le jure ! Bafoués, nous ? Non ! Jamais ! Vive la police française !

On met Marie-Marie au dodo.

— Si vous débloquez encore longtemps, collez-y une sourdine, les mecs, nous supplie-t-elle. J’pige rien à ce mic-mac parce que j’ai trop sommeil, mais ce que je voudrais, c’est pouvoir en écraser sans avoir l’impression que j’sus couchée au milieu de la gare Saint-Lago !

Sa réclamation étant légitime, d’un commun accord, nous baissons le ton.

Ross demande :

— Quelle couchette choisissez-vous, sir ?