— Hélas non, la confirme Pinuche. On nous a installés chez les émigrants, ma pauvre Berthe.
La Gravosse se pointe vers le Vieux. Elle est hardie comme une sans-culotte, et d’ailleurs, C’EST une sans-culotte car, d’où je suis, et sans être obligé de mettre le zoom, je lui vois les miches comme on voit la photo de votre futur député sur les panonceaux électoraux.
— Vous voulez que je vous dise ? attaque la rude pétroleuse. J’en ai plein le c… !
Le Chef fait un geste badin.
— Vous avouerai-je, Madame, que, vous connaissant comme je vous connais, la chose ne me surprend pas outre-mesure ?
Mais la femme Bérurier est imperméable à l’humour quand il se montre par trop discret.
— Votre dégueulasserie de bateau commence à me faire ch… ! continue Berthe.
Madame, continue le Dabe, toujours imperturbable, ce n’est pas là son principal inconvénient.
— Et votre gonze de la Compagnie est un beau fumier de nous obliger de déménager en pleine nuit pour nous coller dans ce piège à rats !
— J’admets qu’il transgresse les lois de l’hospitalité, reconnaît le Patron.
Les répliques précédentes ne constituaient qu’un très vague prologue, une furtive entrée en matière, un petit canter verbal pour se délier la menteuse. Maintenant, la Baleine démarre pour de bon, en grand, les écluses à conneries béantes !
Elle est penchée au-dessus de la crise de nerfs, comme un désespéré au-dessus d’une gouttière. Elle peut plus encaisser le climat morbide du Mer d’Alors. Elle le déclare bourré de putes, livré au stupre, à l’orgie, à la débauche crapularde. Elle y va comme dans du Shakespeare, Berthy. Tonnante et étonnante, détonante et véhémenteuse comme une arracheuse de dents. Elle meurt d’une jalousie viscérale, atroce, totale, fiévreuse. Un chargement de pétasses, voilà ce qu’est le fleuron de la compagnie Pacqsif. Ni fleuron ni couronne pour le Mer d’Alors, drame en douze actes et cinq croisières !
On suit difficilement son drame à travers le flot bourbeux qui lui jaillit des lèvres. Faut trier, prendre des repères, flécher dans ses méandres.
Elle a dû se rebattre avec la fille rousse dont elle avait déjanté la poitrine. L’autre l’a contre-attaquée par-derrière pendant que Berthe décortiquait son soutien-néant. Un combat d’une intensité inouïe. Tout le bateau a pris fait et cause. La chicorne a gagné les spectateurs. On est toujours en train de se châtaigner dans le grand salon ! Ça se bourrepife à tout vat, là-haut ! Les femmes, les hommes, le personnel, les musicos ! Une empoignade de western ! Les Berthaliens contre les Rouquiniens. Un choc de titans ! On se casse les chaises sur la tronche ! On s’envoie les bouteilles dans la physionomie, on s’assomme avec les seaux à champagne. Le batteur de l’orchestre a la tête dans sa plus grosse timbale et il arrive pas à la décrocher (la timbale). Paraîtrait que le piano à couette n’existe plus. Il en reste un écheveau de cordes et un amas de touches qui se confondent avec les dents des Anglais jonchant le parquet. Quand elle s’est évacuée, Berthe, entraînée vers les cagouinces par un maître d’hôtel compatissant, ils s’attaquaient au lustre, les passagers. Ils s’en servaient comme Tarzan se sert des lianes en nylon de la Ouarnère-brosse. On a alerté les pompiers du bord, et ils vont radiner avec des lances, les fire-men, pour noyer l’émeute. P’t’être que ça suffira pas, qu’ils devront se déguiser en CRS et lancer des grenades chialeuses. Toujours est-il que le maître d’hôtel, il lui a bien lavé le visage, à Berthe, avant de se l’embroquer dans les lavabos. Car en réalité, c’était un vicelard, le chef-loufiat. Les bagarres de dames, il a raconté à Berthe, ça lui a toujours flanqué le méchant tricotin impétueux, çui qu’on doit calmer coûte que coûte pour éviter des malheurs. Il se connaît plus dans ces cas-là, un vrai dédoublement du personnel, prétend Berthe. Quand il va au cinoche et qu’on voit des gonzesses se crêper le chignard dans le film, faut qu’il sorte d’urgence, le pauvre biquet. Qu’il aille dare-dare se faire éponger l’exaltation. Des fois il a pas le temps de sortir : il charge les ouvreuses. Un soir tenez, dans un ciné de banlieue, il s’est débigorné le sournois avec la caissière, une mémé de septante et des ! Elle en revenait pas, la chère femme ! Depuis le pacte de Locarno ça ne lui était plus arrivé, les saillies express. Elle nous relate tout le bigntz, la Berthoche !
Comment elle est retournée courageusement au salon après avoir fatigué le pingouin. Elle a essayé de récupérer Félix, mais il avait disparu, ainsi que Béru. Sans ses matous, elle devient folle, l’ogresse. Elle lamente des menaces titanesques ! Faut qu’on les lui restitue, ses guerriers, sinon elle coulera le Mer d’Alors à coups de pompe dans la coque.
Des rires, dès gloussements la font taire. On prête l’oreille. Ça provient du couloir. Je vais ouvrir et qu’est-ce qu’on découvre dans la coursive ? M’sieur Félix en compagnie de trois jeunes filles de la bonne société qui refusent de lui rendre son grimpant. Elles l’ont mis en boule et se font des passes avec (après en avoir fait une avec son propriétaire).
Le matelot-cerbère chargé de convoyer le prof à son nouveau domicile rigole comme un bossu !
— Voyons, mes biches ! glousse Félix, cessez de me faire enrager, sinon, demain je n’irai pas vous rejoindre !
La menace est magique. Aussitôt soumises, elles lui rendent son froc, au Nimbus, l’aident à rentrer dedans.
Des bises sont échangées. Des chuchotis polissons. Enfin m’sieur Félix nous rejoint, la pommette vermillonnante, le regard encore pétillant de jouissance.
Deux tartes lui font éternuer son sourire béat.
— Boug’de dégoûtant ! rage Berthe. Se donner en spectac ? pareillement, c’est honteux !
Voyons, ma douceur, bavoche le prof, je n’ai rien fait de mal. Ce sont simplement des élèves de ma classe que je viens de retrouver à bord et qui me taquinaient un peu. Nous sommes en vacances, que voulez-vous !
9
L’inconvenient, lorsqu’on loge dans une pièce dépourvue de fenêtre ou dans une cabine sans hublot, c’est que, pour savoir s’il fait jour, on est obligé de consulter sa montre. Et encore faut-il se méfier de la durée de son sommeil, car on peut fort bien se gourrer d’un tour de cadran. Les chiffres de ma Difor, à la clarté de l’ampoule grillagée, me révèlent qu’il est sept heures que je suppose du matin.
— T’es déjà réveillé, Antoine ? remarque placidement Marie-Marie.
Perchée sur une couchette supérieure, elle se tient à plat ventre pour avoir une vue plongeante sur la couchette inférieure où Berthe dort farouchement en pesant de toute sa triperie sur le chétif m’sieur Félix.
— C’est fou ce que tante Berthe a comme poils, enchaîne la fillette dont les tresses effilochées ressemblent ce matin à des oreilles d’épagneul. Je me demande si un c… d’homme est aussi tellement velu que le sien. Dis, t’as remarqué comment qu’ils sont noirs et bouclés ? On dirait de la fourrure d’estragon ; mémé avait un col commak à son manteau des dimanches. Elle racontait comme quoi ça valait une fortune, c’te denrée-là. Tu crois que si on y rasait le dargeot, à tante Berthe, on pourrait confectionner un col de manteau, quéqu’un qui serait fourreur, hein, Antoine ?
Je suis embarrassé pour répondre, car cela impliquerait un examen préalable de la surface pileuse en vue d’une estimation honnête. Mais de l’amoncellement mammaire, la petite voix grinçante du professeur d’histoire nous parvient.
— L’une des principales caractéristiques de la jeunesse actuelle, c’est son côté pratique, souligne Félix à travers l’Himalaya de glandes qui le submergent. Jusqu’à la génération précédente encore, une enfant de neuf ans, en découvrant le postérieur d’une personne adulte, eût été en proie à une confusion légitime, tandis que maintenant, vous le voyez, non seulement Marie-Marie se complaît dans la contemplation du postérieur de sa parente, mais les réflexions que ce charmant spectacle lui inspire sont d’ordre purement utilitaire. Qu’évoque pour cette petite la partie velue de Mme Bérurier ? La perspective de la mettre en exploitation afin d’en obtenir un col de manteau. Nous fonçons à une allure météorique vers un matérialisme quasi animal, mon cher. L’homme redeviendra singe, il en a la vocation !