— Paraîtrait qu’on nous a déménagés ? C’t’un mataf qui m’a dit quand t’est-ce que j’ai rejoint ma cabine…
Le cher homme clapote de la menteuse.
— Quelle soirée ! J’vous jure ! Des comme celle-là, je croyais pas que ça pouvait exister !
— Qu’est-ce que tu as fabriqué ? demande Pinaud.
— La foirinette, avec mon gars de Bonnot-Zaire et sa souris ! On est été dans leur cabine finir la soirée. Ce qu’on a pu écluser, mon neveu ! Des trucs, des bricoles, des machins que je pouvais même plus lire leurs étiquettes. Et puis après, la môme Kankoppachouta m’a entrepris. Yayaï ! Au bout de cinq minutes je me rappelais plus la couleur du cheval blanc d’Henri IV ! Cette technique ! Ces inventions !
Ces accessoires ! Brèfle, c’téducation sexuelle ! Paraît-il qu’on l’a éduquée pour, depuis toute petite. Elle est prêtresse de l’amour dans son patelin. Ah ! dis donc, quand je pense qu’on envoie encore des gosselines s’éduquer au pensionnat des Zoiseaux ! T’aurais vu cette fête des paires, Pinuche !
— Et le Monsieur ? s’inquiète Pinuche.
— Oh ! lui, il roupillait. Groggy, bourré, terminé. Et heureux ! Il nous invite tous à prendre la crème à Hyères aujourd’hui. Ce sont été ses dernières paroles.
— Pendre la crémaillère ! s’étonne Hector qui ne s’est pas encore manifesté car il a des réveils progressifs.
— Ben oui, parce que…
Bérurier se tait et s’assied sur son séant.
— Mince, c’est vrai !
Pressentant une nouvelle couennerie du Gros, je m’approche de lui.
— Quoi donc !
Il relève sa chemise pour fouiller ses poches frénétiquement, un affolement surprenant chez cet être plutôt bovin se manifeste. A la fin, il sort un rectangle de papier rose, tout fripé, de sa vague de pantalon.
— Ah bon, ouf, j’ai eu chaud, dit-il en riant de contentement.
— Qu’est-ce que c’est que ce faf ? demandé-je.
— Un chèque !
— De qui ?
— De monsieur le senor…
Bérurier lit laborieusement le nom libellé au bas de son papier.
— … Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno, articule-t-il. C’est mon Sud-Amerlock !
— Dis voir, c’est un beurre, ce mec. Il te refile sa technicienne du radada et en plus il rémunère tes prouesses !
— C’est pas mes éprouesses qu’il a munéré.
Là, Béru semble avoir quelque difficulté à se mettre à jour.
— Tu permets, dis-je en lui prenant le chèque aux doigts.
Je lis la somme portée sur le rectangle rose et les lampions m’en dégoulinent du crâne.
— Quoi ! m’exclamé-je, trois millions de dollars ! Qu’est-ce que ça veut dire ?
Acculé (de frais) dans ses ultimes retranchements, la Gonfle plonge pour une confession publique.
— Tu sais que pour vanner un peu, j’y avais prétendu que c’était moi le grand pédégé de la compagnie Pacqsif ?
— Oui, et après ?
Le Mastar renifle sa contrition.
Ben, une chose en amenant une autre, et comme il insistait, je lui ai vendu le Mer d’Alors.
10
Les règles les plus élémentaires de la progression dramatique m’obligent à changer de page avant de poursuivre. Cela justifie l’effrayant silence qui vient de s’établir (à son compte) dans le dortoir. Silence à peine troublé par les ronflements de Berthe.
Qui va le rompre ? Qui va réanimer cette pétrification générale ?
Le Vieux, bien sûr ! Il aura bu le calice jusqu’à l’hallali, notre vénéré Maître ! Rien ne lui aura été épargné dans le domaine des mortifications. Il sera venu souiller son standing sur ce bateau du diable, le Big Chief. Y perdre sa belle face glabre, si aristocratique…
— Il a commis une chose pareille ! dit-il d’un ton presque pensif.
N’a plus la force de s’adresser à Bérurier, directement. L’est obligé de causer de lui à la troisième personne. Serait preneur pour une quatrième qu’on lui proposerait, une spéciale réservée seulement à la qualification des abjections de l’univers.
— Ecoutez, Patron, c’était la fête, bougonne le Dodu.
Le Vieux glisse les mains dans les poches de son pyjama de soie à rayures qui lui donne l’aspect d’un forçat de luxe.
— San-Antonio, mon garçon, dites au poussah ici présent qu’il cesse à tout jamais de m’appeler patron et rappelez-lui que, depuis hier soir, il ne fait plus partie de notre valeureuse administration.
Sa froide colère dégage une température voisine du zéro absolu. Personne, y compris cette pie-borgne de Marie-Marie, n’ose plaider pour le paria.
Personne ? Que si : Béru soi-même !
— Ben quoi, m’sieur le directeur, fait-il avec enjouement, y’a pas de quoi péter une pendule à cause d’une plaisanterie de soûlots. Il était plus blindé que moi, le zig de Bonnot-Zaire.
Le Big Dabe ne prêterait pas davantage l’oreille aux gargouillis d’un tuyau de vidange.
— Priez ce grotesque personnage de se taire en ma présence, San-Antonio, je vous en conjure. Quand il vient de parler on a envie d’actionner la chasse d’eau ! Et puisque vous avez ce chèque en votre possession, courez le restituer à l’abruti qui a pu confondre ce clown malodorant avec le PDG d’une prestigieuse compagnie maritime sur les bâtiments de laquelle flotte le pavillon français. J’espère qu’après une bonne douche froide, cet argentin argenté sera revenu de ses mirages !
— J’y cours, Boss ! servilé-je, manière de lui engourdir la rogne. Je vais arranger ce canular en moins de deux.
Je sors, flanqué de Ross, lequel part comme prévu à la conquête de notre breakfast.
Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno occupe un appartement dans le patio, tout là-haut, sous la grosse cheminée rouge baguée de blanc qui vomit plus de fumée en une heure que les usines Renault en douze mois d’activité. Des escarbilles larges comme des feuilles d’impôt pleuvent dans l’espèce de cour intérieure cernée de portes et de petites fenêtres carrées. Chacune de ces portes est assortie d’un nom d’île. Il y a l’appartement « Tahiti », l’appartement « Corse », l’appartement « La Réunion », l’appartement « Ile Saint-Louis ». Toutes ces îles, les lecteurs géographes l’auront remarqué, sont des possessions provisoirement françaises.
Béru m’a appris que le senor Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno[13] occupe « Tahiti ».
Un matin miraculeux, tout bleu, tout doré, se lit à travers l’orage de suie vomi par la cheminée. On entend des ziziques, çà et là. Des bruits d’eau.
Je sonne à la porte. Car il y a un timbre, comme sur les traites acceptées. Un silence gueuledeboitesque seul me répond ! Je resonne. Nothing ! Me souvenant que nous approchons des côtes d’Espagne, je tambourine. Toujours peau de balle et ballet d’écrin. Les partenaires de la Globule seraient-ils déjà à la salle à manger ? Ou à la première messe, qui sait ? Un Argentin est fatalement catholique.
Comme je m’apprête à les-talons-tourner ou à tourner l’étalon, si vous préférez, je m’avise d’une chose insolite bien qu’elle relève du principe bien connu des vases communicants : un filet d’eau sourd sous la porte ripolinée de l’appartement.
De prime abord je n’y avais pas pris garde. De l’eau sur un navire ne surprend pas plus que dans la tête d’un académicien. Plus exactement, je croyais cette eau stagnante.
Le fait qu’elle sorte de l’appartement Tahiti indique formellement que les occupants dudit sont partis pour leur maison de campagne en oubliant de fermer le robinet de la baignoire. Machinalement je tourne l’élégant loquet de cuivre ouvragé représentant une main fermée dont le pouce est inséré entre l’index et le médius avec cette fière devise gravée en arc de cercle : « Tiens, fume, c’est du Belge. » La lourde s’écarte docilement et un flot d’eau accéléré par le roulis me noie les paturons.
13
Certains de mes confrères, sans scrupules, collent des noms aussi longs à leurs personnages pour « faire du lignage ». Ma fécondité est trop connue pour que j’aie besoin de me disculper. Le copain de Bérurier se nomme de la sorte précisément parce que la place ne m’est pas comptée, et non plus que la typographie. Mon éditeur a les moyens de permettre à ses auteurs des fantaisies de ce genre.