Ça cascade dans le fond de l’appartement. Bien que n’ayant pas fait mon service militaire dans le corps d’élite des ça a peur pompier, je m’élance jusqu’à la salle d’eau (laquelle n’a jamais autant mérité ce qualificatif qu’en ce moment). Et qu’y découvré-je ? Ne vous cassez pas le tronc, je suis payé pour vous le dire. La merveilleuse partenaire de Béru, mes chéries. Complètement nue, au point qu’elle a même ôté sa mouche sur le front.
Sa posture n’est pas très académique, je dirais même qu’elle est scabreuse, vue que la demoiselle est installée sur son bidet. C’est de cet appareil que coule la flotte. Curieuse variante du Manneken-Pisse. Je vous raconte ces détails parce que, franchement, ils n’ont plus rien d’indécent étant donné que cette pauvre hindoue est allée rejoindre ses aïeux au paradis des éléphants blancs et des vaches (enragées) sacrées.
Deux balles dans le cœur, même si on les morfle dans la salle de bains de Barnard, ça ne pardonne pas. On lui a balancé le potage à moins d’un mètre. Ça l’a foudroyée sur place. Elle est partie en arrière et s’est adossée à la cloison. C’est dans cette étrange position que la rigidité cadavérique a fait son œuvre. Pour la mise en bière faudra pas un cercueil mais l’emballage d’un réfrigérateur.
Ecœuré, je sors du local après avoir fermé le robinet du bidet.
L’appartement se compose de deux chambres dont l’une est transformée en salon.
C’est dans la première que gît le gros corps du sieur A. B. E. P. A[14].
Contrairement à sa compagne de croisière, il est entièrement vêtu. Il repose en travers du canapé, les bras en croix. On l’a plombé de deux balles dans la poitrine, lui aussi. Le meurtrier doit avoir un tic !
Un examen rapide des lieux ne me révèle rien, mais me permet de découvrir sur le burlingue un papier à lettres à en-tête de la compagnie Pacqsif comme il y en a à la disposition des passagers, dans toutes les cabines.
Un acte de vente du Mer d’Alors y a été dressé dans un charabia franco-espagnol et d’une écriture déformée par l’alcool. Il a été signé par les deux parties. Je me grouille de l’empocher. Je m’empare alors du chéquier qui flanquait le document et j’arrache le talon du chèque libellé à l’ordre de Bérurier. Ce petit boulot exécuté, je vide les lieux d’un pas pesant d’homme croulant sous le poids des fatalités.
Les malheurs, c’est comme les agents-cyclistes : ils ne vont jamais seuls.
Lorsque je reviens dans notre asile de nuit, j’y trouve Oscar Gaumixte en pleine gesticulation.
De quoi ? Manger ? Et puis quoi encore ! Un breakfast ? Nous rêvons ? Des œufs brouillés, qu’il demandait le larbin anglais, de la marmelade, of course, du thé, du porridge, des toasts pour tout le monde ! C’est de la provocation ou quoi ? Parler bacon dans notre position ?
Avoir faim ! Se souvenir qu’il existe de la nourriture alors qu’on macère dans le plus noir opprobre ! Se servir de nos dents quand deux personnages considérables viennent de s’escamoter, à nos nez d’idiot et à nos barbes de crétin ?
Voulez-vous que je vous dise, pour ce qui est de la boustifaille, mes drôles ? apostrophe l’armateur. Mon cul ! Vous m’avez bien compris ? Mon cul ! A dix heures nous touchons Malaga, vous y débarquerez avec armes (inutiles) et bagages (superflus) et je ne veux jamais plus entendre parler de vous ! Jamais ! Le temps aidant, l’âge venant, peut-être finirai-je par oublier vos existences incongrues ! Non contents d’être plus inutiles que des emplâtres sur des jambes de bois[15] vous créez des scandales à bord !
Il fustige Berthe du doigt.
— Cette houri a ruiné notre soirée d’hier ! L’infirmerie est pleine d’éclopés. Le médecin ne sait plus où donner de la gaze ! La pharmacie est pillée.
Il met, de son même geste intraitable, Félix en accusation.
— Cet hurluberlu a défilé sans pantalon dans la coursive en exhibant, m’a-t-on dit, un faux appendice qui a révolutionné les passagères.
— Comment, un faux ! s’indigne le Prof.
— Silence !
— Quant à ce veau défraîchi, continue l’accablant Gaumixte, il a arpenté tous les ponts en braillant des chansons d’ivrogne, et vous voudriez que l’on vous donne à manger !
— Donnât ! rectifie m’sieur Félix ; que l’on vous donnât !
Gaumixte lui postillonne des microbes bourgeois en pleine poire.
— Souhaiteriez-vous que de surcroît je vous donnasse mon pied au cul, vieil abruti, hydrosexuel, suborneur, éléphantoche ? Le jeûne pour tout le monde ! La petite fille seule aura droit à une tartine de confiture, un point c’est tout ! Et de la vulgaire gelée de pomme, encore ! Celle du personnel, même pas : le pot réservé aux plongeurs nègres ! A Malaga, c’est moi qui veillerai à votre débarquement, bande de pique-assiettes ! Vous coltinerez vous-mêmes vos hardes ! A la queue leu leu, comme des bagnards !
Bérurier qui se morfondait au creux de sa honte relève son chef raviné par les récentes libations.
— Dites donc, le Gueulard, murmure-t-il. Les policiers français…
Il se tourne vers le Vieux :
— Même les « ex », ajoute-t-il, n’ont pas l’habitude de se laisser traiter de bagnards. Pour pas que vous l’oubliiez, permettez-moi de vous offrir ce petit pense-bête !
Joignant le crochet du droit à la parole, il file un tel parpin au menton de Gaumixte que ce dernier décrit une triple pirouette avant d’aller s’écraser contre la cloison. Il crache trois dents et tombe assis, sonné à bloc.
Le Gros recueille les trois ratiches expulsées, lesquelles se composent de deux incisives et d’une molaire couronnée. Il les fourre dans la main de l’armateur :
— Tiens, Gamin, lui dit-il, tu les feras monter en porte-clés !
Le Vieux pousse un long soupir.
— Bérurier, déclare-t-il, je crois bien que vous venez d’être réintégré dans la police.
11
On se penche sur le problème d’Oscar Gaumixte. Il a beau nous traiter comme épluchures de bananes, comme lavements usagés, comme faf à gogues, il n’en est pas moins notre hôte. Aussi chacun use-t-il d’une thérapeutique de son invention pour revigorer le braillard, le tyran. Pinaud lui virgule une bassine d’eau dans le portrait, Berthe lui fout une baffe, Marie-Marie lui tire la langue, Hector lui murmure des encouragements, m’sieur Félix lui explique le principe du KO, et le Vieux conseille à Ross de lui administrer quelques coups de bâton dans les cerceaux.
Comme tous les sanguins, Gaumixte récupère vite. Sorti des brouillards, il considère les trois ratiches aux creux de sa paume, torche d’un revers de manche la bave mousseuse et sanguinolente qui lui sort des brèches et hurle à l’adresse de Bérurier :
— Affaffin ! Affaffin ! Ve porte plainte ! Polife ! Au fecours !
Il nous interprète la grande scène de l’édenté. Il y mêle sa carrière, sa femme, son fils polytechnicien. Il ne lui manquait pas une chaille, à Oscar, jusqu’à ce matin fatal. Toutes ses croques au complet, impec, bien rangées, mieux entretenues que les cocottes du siècle dernier. Sa joie, sa gloire, son orgueil ! Il pouvait rire Colgate. Bâiller sans mettre sa main devant la bouche ! Exclamer des « Aaaaah » la tête haute ! Son épouse ne parlait que de sa denture exceptionnelle. Son grand garçon jouissait d’un prestige particulier auprès de ses condisciples à cause des dents fabuleuses de son papa. A la compagnie, ses pires ennemis, tous à râteliers, baissaient pavillon quand il se filait en pétard. On a le droit de parler fort quand on a la bouche pleine de dominos bien à soi. On en impose ! Bref, on peut se permettre d’avoir les dents longues. La perte de ses trois tabourets le fait sangloter. Il tient la vilaine passe, décidément. C’est la période merdatoire de sa vie. Il aurait dû démissionner au début de l’année, choisir une nouvelle voie, n’importe laquelle : écrire ses mémoires par « rirailleteur » interposé, histoire de se faire cloquer le Grand Prix de l’Académie Duquai-Ducon. Ou bien se lancer dans la politique. l’Uhénaire demande des volontaires députés à corps (électoral) et à cris (du peuple), justement. Ils arrivent plus à se fournir assez. Ils font des rafles pour dégauchir (si je puis écrire) des candidats. Le mec qu’est pas en règle, piaf : il a le marché en main : « T’es député dans les deux Nièvres et Vilaine ou sinon c’est le mitard ! » Alors vous parlez : Gaumixte, avec ses titres, son passé, son appartement avenue Foch, sa maîtresse au Français (comme les aristos d’avant-naguère de 14 disent oui), c’était du beurre, de l’inespéré, de l’or en barre ou alors il aurait pu se faire commanditaire de théâtre car il a plein d’amis financiers. Il remontait « L’Anti-gaulle » d’Anouilh avec Jacques Soustelle dans le principal rôle !
14
Ne voulant tout de même pas abuser des bonne choses, je vais le nommer par ses initiales afin d’inaugurer une ère de restriction, à laquelle, j’espère, mon éditeur sera sensible et qui lui permettra d’écraser quelque peu les méfaits de la nouvelle TVA.
15
Un armateur n’est pas tenu à faire montre d’originalité dans l’emploi de ses métaphores, la chose est précisée dans le code maritime.