Hector, sa Pinaudaire-Agency, il s’est appliqué autant que faire se pouvait à la tirer loin des rivages immaculés de Jacob et Delafond. L’adultère n’est pas son bidet de bataille. Il essaie de mijoter de la vraie policerie, lui. Le renseignement commercial, il pratique surtout. La recherche de gamins fugueurs. C’est écrit sur son papier à lettres, en termes choisis, précis. Il a voulu tellement l’expliquer, son idéal détectif, qu’il ne reste presque plus de place pour la correspondance. Y’a plein d’encarts en italique rouge, des encadrés, des maximes, des extraits de la Bible, même ! Une profession de foi, je vous dis, son bloc correspondance.
Toujours est-il qu’au milieu de vrais poulagas, il se sent moralement en quarantaine, Hector. La flicaille, mes amis, c’est comme l’homosexualié ; on en est ou pas. Lui, il a beau se prétendre enquêteur, démasquer les fraudeurs à l’assurance, faire avouer les bonniches chouraveuses, il n’en est pas, n’en sera jamais. Le dernier des contractuels rayonne d’un plus pur éclat que mon pauvre cousin.
— Tu viens avec nous ? lui proposé-je.
— Non, merci, refuse-t-il. Je ne suis pas payé pour m’occuper des assassinés mais seulement des disparus.
On dirait qu’il nous en veut de ces deux meurtres bien saignants, bien concrets. Il nous boude.
M’sieur Félix déclare bien haut qu’il nous accompagne mais une fois pris le tournant de la coursive, il me biche à part pour une conférence au sommet.
— J’ai demandé à vous suivre, mon cher San-Antonio, afin de fausser compagnie à la dame Bérurier dont la tyrannie me devient un fardeau. Cela dit, occupez-vous de vos oignons, moi je m’occupe des miens.
Et il tire sur bâbord, cependant que nous optons pour tribord.
Tout en cheminant, j’interroge le gars Béru.
— Lorsque tu as eu terminé tes galipettes avec la belle hindoue, cette nuit, t’es-tu attardé ?
— Pas le moins du monde. J’en avais quine de tout ce circus, les guiboles comme des bas sans jarretelles ! Je m’ai barré en vitesse.
— L’Argentin dormait, m’as-tu dit ?
— Affalé sur le canapé, comme une vache crevée !
— Et la môme ?
— Je l’ai vue entrer dans la salle de bains.
Par conséquent, le futur meurtrier se tenait à l’affût dans le patio, guettant la sortie du Gros.
— Tu n’as vu personne en quittant l’appartement ?
— Non, personne !
— Dans l’ombre du patio, tu n’as deviné aucune présence ?
Le Vieux dit d’un ton peu amène :
— Comment un individu ivre mort saurait-il « deviner une présence dans l’ombre », mon pauvre San-Antonio ?
Béru ploie un peu plus sous le sarcasme.
— Y’avait pas d’ombre, dit-il. Le patio était éclairé à journaux.
Nous y déboulons tous les quatre (car Pinuche est du cortège, cela va sans dire). Le coin est désert à cause de cette foutue cheminée qui glaviote plus fort que le Creusot en période de guerre. Mes compagnons entrent à ma suite et se recueillent devant les deux cadavres.
Le premier, Pinuchet prend la parole.
— Un carnage, dit-il.
Il furète un moment dans l’appartement et annonce :
— L’assassin était embusqué dans cette penderie. C’est ici qu’il a attendu le départ de Béru. Vous voyez : il y a des traces de suie laissées par ses semelles.
— Exact, approuve le Vieux. Et il a tué la femme en premier, car les traces sont plus nettes dans la salle de bains qu’auprès du canapé. Il faudra les relever, mes amis. Si nous pouvions fouiller minutieusement tout le navire, on pourrait peut-être démasquer le meurtrier grâce à ces résidus de mazout !
— Je ne le crois guère, Patron, soupiré-je. Tous les gens qui se baladent sur les ponts extérieurs ont peu ou prou leurs souliers maculés.
— Monsieur le directeur ! s’exclame le Navré en brandissant un objet noir à la forme caractéristique. Regardez ce que je viens de trouver dans la poche du gros bonhomme ! C’est l’arme du crime, on dirait !
Nous nous approchons de l’arme.
— Oh, merde, soupire le Gros : mon revolver ! Décidément c’est ma fête !
— De mieux en mieux, parfait, bravo ! vocifère le Vieux. Vous allez voir que ce sera vous l’assassin, Bérurier !
Alexandre-Benoît s’insurge.
— Oh ! m’sieur le directeur, comment pouvez-vous penser une chose pareille ! Moi : un ancien policier, intégré et tout ! Tuer des gens en dehors du service ! ! !
— Je vois ce qui a dû se passer, fais-je. Le meurtrier guettait dans cette penderie le retour du couple. La présence de Béru l’a fait surseoir à ses desseins. Il a attendu le moment favorable. Le Gros s’est mis à batifoler avec la jeune femme… Au fait, où t’es-tu défringué, Béru ?
— Ici, dit-il en montrant un fauteuil placé devant la penderie.
— Et tes manœuvres de printemps ont eu lieu où ?
— Dans la piaule d’à côté.
— Si bien que l’assassin a eu tout le loisir de palper tes hardes pour s’assurer de ton identité et, ce faisant, de découvrir ton feu. C’était une aubaine sur laquelle il s’est jeté. Tes prouesses terminées, tu t’es rhabillé sans le rendre compte que ton veston était plus léger.
— Partir en vacances avec un revolver ! Je vous jure… soupire le Dirlo. Essayez donc de relever des empreintes sur l’arme. Pinaud, vous saurez ?
— Naturellement, monsieur le directeur, avec de la farine, du blanc d’œuf et un buvard…
— Parfait. San-Antonio, allez demander à cet hurluberlu de Gaumixte où se trouve la morgue, Pinaud et l’ex-inspecteur Bérurier vont se mettre en quête d’une malle assez grande pour permettre l’évacuation des corps. Quant à moi, je vais demeurer ici afin de poursuivre les investigations et interdire l’entrée de l’appartement aux garçons de cabine et autres femmes de chambre.
« Compris, messieurs ? »
— A vos ordres, Chef !
Béru joint ses mains et demande au Dabe, avant de sortir :
— Vous permettez que je vous appelle encore un peu chef, Chef ? Juste pour dire, le temps que je me déshabitue, quoi !
Et il ajoute, les cordes vocales emmêlées :
— Ayant d’en arriver là, j’ai quand même z’eu des états de service dont au sujet desquels vous pourriez p’t’être tenir compte, m’sieur le directeur.
Le courage de la situation lui est venu, à Gaumixte. Il a retrouvé la devise de sa famille dans le compartiment secret de son attaché-case : Faire front ! C’est pourquoi il a tenu, courageusement, à nous escorter jusqu’à la morgue dont il s’est muni de la clé en douce.
Auparavant, le voici dans la cabine du drame, rasé de frais, du talc aux oreilles, préciserait Georges Simenon, vêtu d’un costume à rayures bleu et blanc qui, mieux que des mots, affirme sa volonté d’être optimiste.
Il ose regarder les morts ; avec un poil de rancune dans la prunelle, il convient de l’avouer. Il ne comprend pas qu’on vienne mourir sur un bateau de plaisance. Ça lui paraît indécent.
— Qui est cet homme, Oscar ? questionne le Vioque en montrant le cadavre de l’Argentin.
Gaumixte plisse les yeux et, au lieu de répondre, se met à compter sur ses doigts en marmonnant.
— La dix-septième fortune du monde, Achille, finit-il par articuler, non ! La dix-huitième : j’oubliais les Isaac de Mouton de Montrote. Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno est le roi de la viande congelée, le vice-roi de la viande surgelée et l’empereur de la viande fraîche. La Villette nous voici ! Il y a plus d’abattoirs dans son patrimoine que de carats dans le solitaire qui s’ennuie à son petit doigt. Il possède en outre des pâturages grands comme deux fois la France. Chez lui, on va « en champ-les vaches » en hélicoptère. Tous ses bergers sont pilotes de ligne.