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Pareillement aux premières heures de la journée, Béru tire un ramponneau dans le clapoir de Gaumixte. Trois nouvelles dents souhaitent une bonne continuation à ce dernier et se dispersent.

— Merci, inspecteur Bérurier, réitère le Vieux.

Oscar, à présent, il a la denture en grille de soupirail. Les yeux comme des chèques barrés.

— Si près du but ! gargoche-t-il. Si près du but, Seigneur…

C’est pathétique.

Le Vieux le relève.

— Je crois qu’un petit séjour dans une maison de santé vous rétablira, mon pauvre Oscar. Vous faites un petit break down.

— Oui, en effet, je crois, admet docilement l’armateur. Trois millions de dollars ! On ne peut pas mourir de soif auprès de la fontaine, Achille, mon Achille chéri ! Il est là, ce chèque ! Je l’ai touché, je l’ai lu, caressé, embrassé ! On se connaît, maintenant, lui et moi, on s’aime ! On ne va pas se quitter, ce serait contre nature ! Il doit y avoir une solution ! Cherchez ! Vous êtes intelligent, Achille, quoi, merde ! Brillant, même ! Mon ami, la cravate est à vous ! Un petit effort ! Quand on a une belle tête d’intellectuel comme la vôtre, on en fait jaillir des miracles ! Voilà ! Un miracle ! Il m’en faut un ! Si on allait faire escale à Lourdes ? Non, à Fatima, c’est plus près… Je contourne l’Espagne, comprenez-vous… Comme ça… (il décrit un arc de cercle.) Et puis le Portugal ! Fatima ! Miracle ! Le chèque ! A moi ! Endossé ! Couché de tout son long sur mon compte en banque… le paresseux ! Achille, j’ai le droit de vivre : je suis Français, catholique et je vote gaulliste ! Je sais tous les couplets de la Marseillaise, tous ! Vous ne me croyez pas ? « Allons z’enfants de la patri i e… »

— Attendez ! m’écrié-je brusquement (du reste, quand on s’écrie, c’est toujours brusquement), j’ai une idée !

Oscar Gaumixte étend ses bras en croix.

— Chuuut ! fait-il tout bas, il a une idée… Pas de bruit, silence total, ne le troublez pas.

Je récupère le contrat qui a chu sur le plancher à la suite du parpin de Bérurier et le relis rapidement.

— OK, fais-je, ça va pouvoir jouer.

– Ça m’étonnerait, soupire le Boss.

— Ne l’interrompez pas ! supplie Gaumixte. Parlez, mon petit ! Dites-moi tout, n’ayez pas peur. Ce qu’il est mignon ! Joli garçon, le bougre ! Prenez un cigare ! Vous voulez mon stylographe ? Je vous l’offre ! Si, si ! Gardez-le, en souvenir ! Alors, votre idée ?

— Par miracle, ce contrat a été établi à la date d’aujourd’hui !

— Fatalement, fait Béru, puisqu’on l’a signé après minuit ! On avait beau être chlass, on se rendait tout de même compte du combien on était.

— Silence ! ordonne Gaumixte ! On écoute ! On respecte l’orateur ! On ferme sa foutue gueule d’empeigne ! Alors, mon cher ami, ça change quoi que le contrat soit signé d’aujourd’hui ?

– Ça change, monsieur Gaumixte, que vous avez le temps de démissionner au profit d’Alexandre-Benoît Bérurier et de le nommer aujourd’hui même PDG de la compagnie Pacqsif. Dès lors, ce contrat sera entérinable puisqu’il aura été conclu par le responsable unique des destins de votre maison.

Le silence qui suit ressemble à un solo de harpe.

— Bravo, San-Antonio, dit le Vieux en acquiesçant, en effet, c’est « LA » solution.

Gaumixte m’approche en louvoyant.

— Vous avez vos parents ? me demande-t-il timidement.

— Grâce au ciel j’ai encore ma mère, oui.

— C’est vrai. Dommage, sinon je vous aurais adopté. Génial vous êtes génial ! Madame votre mère consentirait-elle à m’épouser ? Ah mais non, je suis marié ! Ça ne fait rien, je trouverai autre chose pour vous exprimer ma gratitude. Bon, je cours câbler… D’ici quelques heures Bérurier sera nommé officiellement directeur de la Compagnie. Bravo ! Quelle ascension, mon cher Bérurier ! Une carrière comme la vôtre : unique ! Fils de marin, petit-fils de marin ! Descendant de Vasco de Gama ! Vous allez voir ce discours que je vais vous torcher dans le grand salon pour votre nomination. Mais dites, vous voulez bien me l’endosser tout de suite, mon chèque ?

Il tend le document à Béru.

— Mon stylo ! Rendez-moi mon stylo ! trépigne le presque ex-pédégé. En voilà des manières, petit resquilleur ! Merci ! Tenez, endossez !

— Non ! coupe une fois de plus le Vieux. Il ne peut toujours pas l’endosser à votre ordre, et ceci pour deux raisons, la première est qu’il n’est pas encore Président-Directeur-Général de la compagnie Pacqsif. La deuxième est qu’une fois qu’il le sera vous ne le serez plus !

L’anéantissement force Oscar à s’allonger sur le lit de la cabine.

— Mais alors, c’est insoluble ! laisse-t-il tomber (sans se donner la peine de le ramasser).

— Non, rassure le Vieux. Le contrat précise que la vente prendra effet à la fin de la présente croisière. Lorsque celle-ci sera achevée, Bérurier démissionnera, vous réintégrerez vos fonctions et le précédent administrateur endossera le chèque à votre ordre. Ainsi tout sera légal. En attendant, si vous le voulez bien, je conserverai ces documents par-devers moi.

— Bon, parfait, entendu, se soumet Gaumixte, mais de grâce, ne les perdez pas, Achille. Ne les perdez surtout pas !

16

La piscine des premières, sur le Mer d’Alors, est tout à fait au fond du barlu, because la flotte, à cet endroit, bascule moins que sur les points supérieurs. Autour de la baille, des éphèbes bronzés semblent jouer du xylophone avec leurs pectoraux. On voit des couples bedonnants qui s’écoutent s’ennuyer en regardant clapoter l’eau artificiellement bleue. Ça pue le chlore, le tapis mouillé, la viandasse fade. Un bar presque désert ajoute à ces lieux insolites une vague ambiance de gueule de bois. Derrière son rade, le loufiat ne fait pas trop barman. Il paraît de mauvais poil. Relégué à perpète dans les profondeurs. Il est tout pâlichon, comme un qui n’a pas revu la lumière du jour depuis des mois. Une vraie endive. Non loin de son comptoir d’acajou, y a les saunas-massages. C’est écrit en bath anglaises noires sur une porte de verre embuée. Je m’y pointe en rêvassant. Ce bateau finit par m’obséder méchamment. Un vrai cauchemar flottant ! Un piège à mirages bourré de berlues vénéneuses.

Une chaleur d’étuve fleurant l’embrocation me saute immédiatement sur le poiltebock lorsque je pénètre dans l’antre cliniquard des masseurs. Du verre, du blanc, du ripolin, de la faïence immaculée de conception, le tout arrosé d’une lumière blême qui n’arrive pas à refroidir l’atmosphère : je me sens immediatly mal à l’aise. Une entrée meublée d’un bureau métallique. A droite, y a la partie « Dames », à gauche la partie « Messieurs ». Derrière le burlingue, un monsieur précieux, aux cheveux argentés, vêtu d’une blouse blanche très courte, d’un short très long, à rayures bleues et blanches et d’une paire de grosses lunettes, écrit des choses fiscalement contrôlables dans un vilain livre noir.

— Je suis à vous tout de suite, me dit-il après un regard par-dessus le bastingage d’écaille de ses énormes bésicles.

Et en effet, il ferme son gros bouquin truqué après avoir séché l’encre d’un buvard vert épais comme de la moquette.

— C’est pour un rendez-vous ? fait-il, engageant.

Il a un soupçon de rose à lèvres, des faux cils admirables de vérité et une façon de faire étinceler ses dents en or qui assurerait la renommée d’une fabrique d’encaustique. Bref, c’est la vieille frappe de classe. Le genre de gus qui ne sort qu’en compagnie de minets un peu gauches d’allure mais qui doivent le rouer de gnons une fois rentré à la maison.