Mais je m’écarte, mande pardon…
Cette photo, quand on la scrute attentivement, on s’aperçoit qu’elle a été prise en plein air, dans un endroit escarpé. Un pays de soleil. La lumière arrose à tout va. On voit une espèce de bizarre construction dans le fond. Une maison ronde et pointue, avec des ailes, un moulin, quoi. Les ailes sont triangulaires. Encore plus au fond, y a la mer… C’est virgilien comme patelin, non pas virgilien : homérien. (J’omets rien !) La Grèce, quoi ! Le plaisir des Dieux ! J’enfouille la photo après l’avoir pliée en deux, ce qui ramène la bouille à Raymond contre la batterie trois pièces de son cocentaure. Si ce document ne sert à rien, il fera toujours marrer les copains.
La trépidation constante du Mer d’Alors se calme. On cesse de bouger. On est à quai.
Elle ne dure que quelques plombes, l’escale de Malaga. Sur le prospectus, en fait de réjouissances y a deux options : la visite de la ville en autocar, ou bien, si les dates concordent, on peut assister à une corrida.
C’est la solution B qu’a choisie notre groupe. A l’exception du Vieux qui préfère méditer à bord, et d’Hector qui fait du zèle en pointant, debout près de la passerelle, la sortie de chaque passager. Je m’attendais à ce que le torchon cramât entre Berthe et m’sieur Félix, après que j’eus aiguillé la Baleine sur la cabine studio où les dames du bord, avides de curiosités, flashaient le pipe-line du professeur. Eh bien, non pas, mes gus. Au contraire, on assiste à une nouvelle lune de miel générale. Berthy donne le bras à Alfred et à Félix. C’est l’euphorie, le grand pardon breton, la fiesta, l’épanouissement sensoriel.
— Et alors ? je demande à l’oreille du merlan, vous l’avez enterrée, cette hache de guerre ?
— Au poil, comme j’ai mon salon à m’occuper, c’est Berthe qui me remplace, pour introduire les petites photographes. Une dame, dans ces circonstances, ça fait plus sérieux. Si je vous disais qu’elle leur est de bon conseil pour les photos. Elle leur préconise des angles intéressants, elle compose des attitudes à Félix afin de varier ses poses, ne pas fatiguer l’amatrice par trop de monotonie. Vous l’avez vu, tout à l’heure, Félix ? Tout ce qu’il avait su inventer, c’est la posture du discobole. Ça faisait un peu pompeux. Berthe, faut lui reconnaître, elle a du goût, le sens de la composition. Elle aurait fait une bonne fleuriste.
— Elle n’a pas hurlé en découvrant votre petite industrie ?
— On lui a expliqué. Elle a trop le respect du pain à gagner pour s’insurger. Et puis, voulez-vous que je vous dise, commissaire, Félix et elle, ça ne durera pas. Elle a eu le petit mouvement de curiosité. C’est féminin, mais elle s’en lassera, de Félix. Il commence déjà à la raser avec son déballage d’érudition.
— Qu’est-ce que vous causez ? s’intéresse la triomphante Berthe en se tournant vers nous.
— De choses et autres, ma petite puce, lui répond le coiffeur.
Puis, à moi, avec un sourire heureux et le regard mouillé :
— Dans le fond, voyez-vous, Antoine, Berthe… elle a trop le sens de la fidélité pour nous tromper longtemps.
— A quoi penses-tu, mon Grand, tu parais tout chose ? s’inquiète M’man, assise près de moi sur les gradins.
D’une pression de main, je lui demande de ne pas parler. J’écoute. Et c’est pas fastoche d’écouter au cœur des arènes lorsque huit mille personnes hurlent « Ole ! » dès qu’un matador tape un peu du pied pour chasser le sable de ses godasses.
J’écoute la conversation de trois personnes assises derrière nous et qui sont, le hasard et San-Antonio faisant parfois bien des choses : Hanne, son ami Raymond, plus une très belle jeune fille rousse au minois piqueté de taches de rousseur qui la font ressembler à une tartine de miel.
Vous parlez que lorsque je les ai repérés dans le car bringuebalant qui nous menait aux arènes, je me suis discrètement arrangé pour rester dans leur espace vital aux mythologistes.
Ce qu’ils se disent est apparemment dépourvu d’intérêt. Raymond parle de la corrida, il prétend que c’est « hhantique ». Ça lui donne des émotions internes, c’est son terme, car il est très viscéral (c’est toujours son terme).
Métis n’a pas l’air de ton avis, déclare Hanne.
— Non, fait la jeune rousse, je déteste la violence pour la violence. Je puise la notion de grandeur dans la sérénité, non dans la cruauté !
— Ah oui ? semble ironiser Raymond.
— Parfaitement ! renchérit la belle gosse. Et je n’aime pas tes sous-entendus de… de garçon de bain de vapeur !
Elle rit.
— Ecoute, Mars, glapit Raymond, fais taire Métis sinon je ramasse mon ombrelle et je retourne au bateau !
V’là qu’il appelle le vieux, Mars, à c’t’heure ! Ils sont vraiment jobrés, ma parole ! Mars, dieu de la guerre et de l’agriculture ! (Ce qui m’a toujours semblé anachronique, la guerre et l’agriculture ne faisant pas très bon ménage généralement, voir les photos de Verdun, merci). Mars, cette vieille frappe pomponnée ! Le dieu de la guerre, ce semi-vieillard peureux ! Le dieu de l’agriculture, cet oisif aux mains blanches !
– Ça va, passe la main ! s’impatiente Hanne.
— La main de masseur ! gouaille l’incorrigible Métis. Métis ! Drôle de blaze encore, et qui sent son pseudonyme… Mais, dites donc, Métis, en grec, signifie prudence. Et je crois me souvenir qu’il s’agissait de la cousine de Zeus… Donc, elle ferait partie de l’association des mythologues, cette jolie donzelle ? A voir ! A retenir ! A suivre !
Les trompettes renommées de l’arène éclatent, annonçant le premier client. On ouvre le toril et l’animal noir surgit, puissant, farouche, le nez bas.
— Mince, c’t’un Charolais, s’exclame Béru. Belle race. C’est tézigue qui lui a fait c’t’indéfrisable sur le front, Alfred ? Oh mais pardon ! Vous avez mordu les accessoires du bonhomme ? Hé, m’sieur Félix, y a de la concurrence.
Vous le voyez, le Gravos est en plein tonus. Quelques espagos mécontents lui adressent des « chut » auxquels notre ami répond par des « Et ta sœur ? » et la cérémonie débute.
D’emblée, m’sieur Félix, dont c’est la première corrida, se déclare contre. C’est un tendre, le prof d’histoire. Il a des idées généreuses, fait partie de la Société Protectrice des Animaux. Nos frères inférieurs ont droit à toute sa sollicitude. Il proteste violemment. Déclare ridicules les passes de cape et les cabrioles des toreros. Ses commentaires sont outrageants pour l’art tauromachique (est sur le piano). Lorsque la bête charge un toréador et que, pour échapper à cet assaut, l’homme escalade la barrière bordant la piste, Félix brandit son poing chétif en le traitant de pleutre, de poltron, de paltoquet et de lâche. On commence à s’agiter autour de nous. A protester, à grincher moche. Une corrida, en Espagne surtout, c’est la grand-messe. On supporte mal les trublions. Ces minables touristes qui ignorent tout de la grandeur tauromachique (n’a bientôt plus de jus). On les conspue ! On les vomit ! Les désarène. Alfred essaye de calmer son associé.
— Ecrasez, Féfé, sinon ils vont vous déculotter et le spectacle sera dans le public.
Mais un homme de bien, un animaliste aussi fervent, se moque du devenir de son pantalon lorsque ses convictions sont en cause. Il est ulcéré au-delà de tout contrôle, le pédagogue. Il décarre à bloc dans l’insurrection lorsque les banderilleurs se mettent à planter leurs lardoires dans la viande du pauvre taureau. Ça le fait écumer (pas le taureau : Félix). Il glapit, il trépigne, s’égosille, se pète les cordes vocales, se fissure le larynx, se craquèle le pharynx. On ne peut plus le calmer. Il en perd ses lunettes, les piétine, les déguise en pincées de poudre. Le v’là plus miro que le peintre du même nom. Il poursuit sa colère au radar. Il enjambe les gens de devant ! Puis ceux qui sont devant les gens de devant ! Titubant, éructant !