— Misérables, assassins, bouchers, franquistes, tueurs, toucheurs, équarisseurs, tortionnaires, gestapistes, bovicides !
Il se sert des épaules comme de marches. Le public est son escalier ! Il a le feu occulte des martyrs, Félix. Prêt à se faire cramer en place publique pour persuader le monde en péril de la vérité de ses convictions. Il n’écoute pas les protestations, il va vers l’arène, écrasant une oreille, meurtrissant une chevelure, souillant une robe. Des gnons lui pleuvent. Il va… Jésus marchant sur les os ! Illuminé, sans lunettes ! Le cheveu fou ! Nimbus ! Bras tendus, façon médium ! Déterminé ! Holocauste ébouriffé ! Admirable ! Indolore ! Superbe ! Apostolique ! Taureauphile éperdument !
M’sieur Félix descend dans le cercle de lumière et de sang pour prêter aide et assistance au fauve. Il met son bras dérisoire au service de l’animal furieux. Mort à l’homme sanguinaire ! Honte à sa rage carnagesque.
On n’hurle « Féliiiiiix » en chœur, de tout cœur !
Mais il n’entend pas. Il est coupé du monde, comme tous les sacrifiés en marche. Déjà il est debout sur la première enceinte, seulement séparé de l’arène par le couloir où s’agitent les péones.
— Berthe ! Nom de Dieu ! Ici tout de suite ! s’écrie Béru.
Car il y a de l’héroïsme en chaîne dans nos rangs. La Grosse vient de décarrer à la poursuite de son maître étalon (M’sieur Félix et de Breteuil). Elle veut lui sauver… la vis, coûte que coûte ! Pas le laisser embrocher comme une merguès ! Des hommes comme Félix, faut les préserver coûte que coûte. Les coller dans des lieux stérilisés, antiatomisés, défiscalisés, insonorisés et tout. Leur faire une pension, les choyer, les oindre, les bénir pire que des meutes. Alors elle va à travers les tronches vociférantes, énorme dans sa belle robe rouge style Carmencita. Les bonshommes, à son passage, en prennent plein les carreaux. En en oublient l’entrée des picadors. Ils regardent déferler sur leur tête ces deux formides jambons à culotte noire ! Il leur semble qu’un brusque crépuscule assombrit leur univers. Le contraire de Fatima, en somme. Fatalement : l’Espagne et le Portugal se tirent la bourre, en parfaits voisins.
— Elle est dingue, cette p… de c… de mes c… ! point-de-suspensionne Bérurier en s’élançant à son tour.
Lui, c’est sa mémère qu’il veut épargner. Berthy, il y tient ! Un hypothétique veuvage par voie de cornes ne lui semble pas relever de la justice immanente.
Un vrai défilé. Ça fait un sillage maintenant dans les spectateurs, comme les traces d’une ronde enfantine dans un champ de blé. On voit un jalonnement de chapeaux de paille écrasés, de têtes penchées, de poings tendus.
Ça y est ! M’sieur Félix vient de bondir dans l’arène. Il court à un picador dont la lance fouaille l’épaule du taureau. Le sang gicle en geyser, bien rouge, vernissé, éclatant comme la vie, comme l’Espagne… Ça fume au soleil.
On n’entend plus ce que dit Félix. Il tire sur le manche de la lance afin de l’arracher de l’animal. Il est ballotté comme une oriflamme maigrichonne à une hampe trop importante pour elle. Les gars de la squadra interviennent, le ceinturent, le malmènent. On veut l’entraîner, il regimbe ! Il se cramponne à la lance ! Le cheval prend peur et se fout à galoper. La lance s’est brisée. Félix reste accroché au tronçon de pique. Il se laisse traîner dans le sable lumineux de l’arène. Furax, le taureau qui a conservé la ferraille dans le garrot se met à les courser. Les toréadors essaient de lui accaparer l’attention par des passes de cape, mais il s’en tamponne. Il a pas pigé les bonnes intentions de m’sieur Félix, Ferdinand, il veut se le farcir, le cornifler, le pyrograver, le transformer en gruyère, en faire de la charpie, de la bouillie de professeur d’histoire. L’ennui, avec les animaux, c’est qu’ils se montrent parfois aussi glandus que les hommes. Le bovidé s’est mépris sur l’intervention de Félix. Il s’est cru agressé par le chétif. Sa fureur lui sort des naseaux. Il va le rattraper, le transpercer ! Ça y est ! Non ! Miracle : Berthe vient d’entrer dans le cirque à son tour. Un banderilleur essaie de la happer par sa robe, mais, dans l’élan fougueux de la Gravosse, l’étoffe mousselineuse se déchire. Y a plus de carrosserie à l’arrière de la robe rouge. Elle a le slip à l’air, Berthe. Elle montre son dargif à la noble Espagne. La passion donne toutes les audaces. Ainsi, cette chère femme qui, en temps normal, ne serait même pas capable de saisir un chien par son collier, voici qu’elle cramponne le taureau par la queue.
— Olé ! s’égosille la foule.
Déconcerté par ce coup de cordon, le taureau fait volte-face. Berthe décrit un valdingue et va rouler au centre de la reine, son restant de jupe retroussé jusqu’aux épaules.
— OLE ! répète la populace.
Ça confusionne de plus en plus. Les picadors, écœurés, repartent. Le matador plus ulcéré encore se pointe en roulant les mécaniques. Il est célèbre dans tout l’ex-empire de Charles Quint, Alfonso Tavirez-Tagonsés. Il ressemble à un juke-box dans son costume de lumière rouge et violet. Il veut procéder à la mise à mort dare-dare, écourter le cérémonial pendant qu’on évacuera les agitateurs. Il va brandir la muletta sous le naze du taureau. Peine perdue ! L’animal fait passer les civils en priorité. Grattant le sol du sabot, il asticote le fessier de Mme Alexandre-Benoît Bérurier avec la pointe d’une corne.
— Allez coucher ! s’égosille Berthe.
Félix qui a fini par se décramponner accourt.
— Gentil ! il dit au bœuf manqué en lui présentant la main du pardon. Gentil ! Minet, minet ! Sage ! Mfff, mfff !
Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de le constater, mais les taureaux de combat ont horreur qu’on les appelle minet. D’un coup de boule, le nôtre entend expédier le prof en direction de la lune. Heureusement, le malingre prof échappe aux cornes effilées du bestiau, et reste coincé entre. Il lui est impossible de se dégager. Il a les bras bloqués le long du corps.
— Bougez pas, j’arrive ! annonce Béru.
Tout cela, mes amis, prend du temps à être narré, mais ça se déroule à toute vibrure.
Le célèbre Alfonso Tavirez-Tagonsés trouve qu’il y a trop d’importuns en piste et veut s’interposer. Béru le fout sur le sable d’une momifie. Après quoi il s’occupe de son ami Félix. Vrran, d’un geste puissant il l’arrache. Le taureau mécontent d’être décoiffé veut charger, mais le Dodu lui cramponne le guidon. Un vrai combat de gladiateurs s’ensuit, mes drôles. Une lutte titanesque. Qui du monstre ou de l’animal l’emportera ? Qui du fauve ou du taureau ? Dieu que cette empoignade est belle, terrible, romaine ! La foule est debout ! Elle ne dit plus rien, un silence de maure s’est abattu sur Malaga. On n’entend que le halètement de Béru mêlé à la respiration de la bête.
Le matador s’est relevé, ivre d’orage. Il n’aime pas rester dans l’alternative (l’ayant déjà reçue), aussi s’avance-t-il vers Béru d’une allure de matamore, ce qui est fréquent chez les matadors. Il lui crie une longue phrase espagnole. Béru qui n’est pas polyglotte lui répond par cinq lettres françaises. Le matador houspille notre ami de la pointe de l’épée. Pas gentil de faire ça à un homme qui vient de prendre le taureau par les cornes. La foule hue ! Le matador insiste. Sans lâcher son adversaire, Béru lui file un coup de tatane dans l’habit de lumière. Il a beau s’être garni les petites princesses de coton, Alfonso, il n’en part pas moins dans les questches.