Alexandre-Benoît peut, dès lors, se consacrer au taureau. Tantôt reculant, tantôt chargeant, il contraint ce fils de vache à pencher sa tête. Il tord davantage. Le taureau mugit grâce. Béru est sans pitié pour une dégueulasserie de bestiau qui s’est permis d’asticoter les miches de sa bonne femme devant huit mille trois cent quatre-vingt-douze personnes. Il s’arc-boute, bande ses muscles. Y a des veines grosses comme mon bras au cou du Mastar. L’ancien veau s’agenouille.
— Oh là ! soupire la foule.
Bérurier, inexorable, continue son effort. Une secousse terrible des deux bras, comme lorsqu’on file un coup de volant à la désespérée pour éviter un ivrogne ou pour cueillir un gendarme !
— Mameuhhhgue ! crie le taureau.
Et il s’effondre, les vertèbres cervicales brisées.
— Olllllléééééé ! fait la foule…
— … é, é ! complète un bègue, dans l’assistance.
L’enthousiasme, c’est pire que la fureur. Nous assistons à un raz de marée ! La populace se précipite dans l’arène, bousculant les flics, les alguazils, les péones, les toréadors.
Des sonneries de trompettes n’arrivent pas à endiguer l’effervescence. L’orchestre essaie de jouer l’hymne de la phalange intitulé « Cézigoto Népafranco », mais en vin (de Malaga). Dans la liesse, ça ne fait pas plus de bruit qu’un pet de libellule sur du velours. Le Gros est saisi, élevé, brandi, acclamé, congratulé, porté en triomphe.
Derrière moi, les masseurs s’extasient.
— Ma parole, c’est Hercule soi-même, dit Hanne.
— Je crois que je vais m’évanouir, balbutie tout à coup Métis, la belle rouquine. J’ai trop vibré, trop vibré… Oh, ça y est, je pars, je pars…
Elle m’écroule dessus (dirait Béru).
— Mon Dieu, cette chérie ! Vite, il faut faire quelque chose ! déplore Raymond.
— Attendez, je vais la sortir d’ici, fais-je en profitant de ce que la gosse m’a chu dessus (comme disent les Japonais) pour la prendre dans mes bras et l’évacuer…
Bonne occase, mes gus, je souhaitais justement nouer des relations fructueuses avec cette personne.
Je me dirige vers une sortie (dans des arènes il y a presque davantage de sorties que d’entrées).
— Nous vous accompagnons, commissaire, propose Hanne.
— Inutile, je connais le pharmacien du coin, ce sera l’affaire de quelques minutes ; si vous sortiez vous n’auriez plus la possibilité de rentrer pour voir la suite du spectacle.
Doux fardeau ! Elle sent bon, cette petite chérie. Je me demande si elle est vraiment dans le sirop ou si elle fait un peu semblant, car son bras s’est noué à mon cou de façon bien délibérée.
Le silence se rétablit dans l’immense enceinte. Un haut-parleur annonce que la Présidence accorde la queue et les deux oreilles au valeureux combattant dont l’exploit rejoint ceux de l’Antiquité.
— La queue et les deux oreilles de quoi ? demande Béru au micro de son traducteur (qui travaille à la radio), celles du matador ou celles du taureau !
— Celles du taureau, bien sûr ! fait le journaliste en riant.
— Si ça ne dérangeait pas ces messieurs, déclare le Mastar, je préférerais un morcif dans le filet !
18
La folle rumeur des arènes s’est engloutie. Nous roulons mollassement dans un vieux taxi en haillons à travers les rues désertes qui ont perdu toutes couleurs à force de soleil et d’ombres dures. De temps à autre, on devine une vieillarde dans le gouffre noir d’un porche, qui cherche une illusion de fraîcheur en établissant un courant d’air incertain.
— Vous vous sentez mieux ? je demande à Métis.
M’est avis que ça n’est pas une authentique rouquine. Faudra que je m’en avise. Elle n’a pas l’odeur obsédante, animale des vrais roux.
— Beaucoup mieux, soupire-t-elle en adoptant une attitude languissante à l’arrière du vieux véhicule.
— Ne serait-ce pas la chaleur qui vous a incommodée, plus que le spectacle ?
Son sourire vague se précise.
— Je ne le pense pas, dit-elle. D’ailleurs, soit dit entre nous, il était plus burlesque que tragique, le spectacle. C’est un ami à vous, ce gros lutteur invincible ?
— Oui, un vieux copain qui tient du Saint-Bernard et du gladiateur, comme vous l’avez pu voir.
Métis hoche la tête, puis, sans se soucier du candiraton elle se blottit brusquement contre moi.
— Vous aimez qu’une fille soit franche avec vous, ou bien vous détestez ? me demande-t-elle.
Drôle de question.
Mais j’ai affaire à une drôle de fillette.
— Hum, les femmes franches sont celles qui mentent savamment, donc qui sont intelligentes, mon chou. Par conséquent, je préfère les femmes franches.
Elle opine (à charge de revanche).
— C’est bien ce qu’il me semblait. Je vais donc vous apprendre une chose : je ne me suis jamais trouvée mal.
— Je vais vous en apprendre une autre : vous ne m’apprenez rien ! rigolé-je. Vos évanouissements ont un petit côté théâtral assez charmant d’ailleurs.
— Je suis si mauvaise comédienne que cela ?
— Quand vous jouez la comédie, mais rassurez-vous, pas dans le civil. Pourquoi ce simulacre, ravissante ?
— Pour vivre l’instant que nous vivons, répond-elle du tac au tac, ayant oublié sa boîte d’ambage dans sa cabine, je suppose.
Elle passe sa main racée, où brille une émeraude grosse comme un champignon, sur mon genou afin d’en vérifier la rondeur.
— N’est-il pas exquis ? Mais peut-être préférez-vous l’ambiance de La Villette ? Si c’est le cas, retournons chez vos massacreurs de taureaux.
— Pas question, me hâté-je, j’avais toujours rêvé de musarder dans Malaga avec vous.
— N’est-ce pas ? Vous savez que votre nuque m’a rendue folle ?
Dites, elle serait pas un brin nymphomane sur le pourtour, cette souris ? J’ai vu bien des frangines me faire du rentre-dedans, mais elles annonçaient rarement la couleur avec une aussi superbe, impudence.
— Merci du renseignement, fais-je, j’ignorais qu’elle fût sexy. Sans me vanter, je peux vous dire qu’à ce point de vue, elle est fortement déshéritée en comparaison de certaines autres parties de mon individu. Donc vous avez eu le coup de foudre pour ma nuque ?
— Au début. Ensuite j’ai vu votre visage, croisé votre regard, et le… Comment pourrais-je qualifier la chose ?…
— Disons le sortilège et oublions le passé, lui viens-je en aide.
— Exact, le sortilège s’est opéré. Je n’ai eu qu’une idée en tête, chéri, ça !..
Joignant le geste (osé) à la parole (crue), elle pose sa tête sur mes jambes et se met à me frottailler doucement des régions consommables, certes, mais que je réserve ordinairement à des privilégiées de mon choix.
Moi, faut que je vous avoue une chose.
Je suis un type violable. Tout dépend du pédigree et de la bouille de la violeuse. Je lui ai pas réclamé ses papiers, à Métis, pas même son véritable blaze, mais je lui vote d’autor les mesures d’exception. On ne prête qu’aux riches, hélas. C’est en tout cas plus prudent. Ma petite kidnappeuse, avec ses longues jambes, sa bouche sensuelle et ses yeux de biche égarée, possède à mes yeux un capital suffisant pour que je lui consente un prêt d’urgence sans convoquer mon conseil d’administration.
— Ombre ! interpellé-je le chauffeur, car il m’arrive de parler l’espagnol en puisant dans le vocabulaire français, ombre, connaissez-vous un petit coin peinard où Mademoiselle et moi pourrions prendre un peu de repos ?
Avec « ombre » ça démarrait bien. Seulement, au mot suivant il a décroché, le driveman. Heureusement, Métis qui est douée pour les langues manie celle de Cervantes admirablement. La voici qui se met à parlementer avec notre pilote pour lui expliquer ce que nous attendons de sa compétence. L’autre écoute, opine, ce qui est son droit, et champignonne pour plus vite nous mener là où nous souhaitons être.