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Elle me montre sa main où naguère brillait l’émeraude.

— Il m’a pris ma bague.

Des picotements crépitent dans mes poings. Si je tenais l’enfant de sagouin qui a fait ça, il voudrait comprendre sa douleur, je vous promets.

— Vous avez eu le temps de voir ce bandit, à quoi ressemblait-il ?

Elle hausse les épaules.

— Il s’était mis un bas sur le visage, en guise de cagoule. Mais il m’a paru très basané ; il avait les mains extrêmement sombres… La grosse femme du rez-de-chaussée nous renseignera plus utilement. Il faut aller à la police ! Nous sommes tombés dans un véritable coupe-gorge !

Je ne me fais guère d’illuses quant à l’efficacité de la volaille locale. Une bizarre langueur continue de m’habiter. Je me dresse en titubant, mais la pièce se met à tourner et je suis obligé de m’effondrer sur le lit.

– Ça ne va pas, voulez-vous que j’appelle un médecin ?

— Je préférerais un taxi, dis-je, car je me sens tout flageolant.

Quand je ferme les yeux, ça se tasse un peu, mon vertige, et sous moi, le plumard tangote moins fort. Je ressens une étrange sensation de vide intérieur, d’extrême dépouillement. Une odeur chimique flotte dans la piaule, qui n’y était pas tout à l’heure, j’en jurerais.

— Vous ne paraissez pas au mieux de votre forme, remarque Métis.

— Je vous mentirais si j’affirmais le contraire… Curieux qu’un simple KO, me mette dans cet état… Je suis resté longtemps groggy ?

— Oh ! non, deux minutes à peine…

Ma montre (tiens, il m’a laissé ma montre en or) indique 16h25. Or il était 16h20 quand nous avons grimpé l’escadrin. J’ai maté le clock en gravissant les marches pour évaluer le temps dont nous disposions. Effectivement, tout s’est passé très vite.

— Voulez-vous un peu d’eau ? je crois qu’il y a un semblant de lavabo dans le couloir…

— J’y vais…

En effet, j’avise au fond du palier une espèce de cuvette émaillée désémaillée sous un robinet qui saigne du nez. Je l’ouvre en grand et un flot impétueux se met à crépiter dans le bac jauni. Rien que son bruit généreux me ranime. Je me colle la tête sous l’eau. C’est bon, c’est frais, vivant, tonifiant. Ça colmate, ça ranime, ça guérit. J’en bois un peu, pas trop, juste pour dire. J’en recrache, je me bassine la frite. Mes idées se consolident. Mes jambes cessent de glatocher. Mon cœur devient un enfant sage.

— Vous pouvez marcher ?

— Y es, I can !

— Alors descendons !

La monstrueuse fumeuse de pipe est toujours en bas, dans son fauteuil d’osier. Des coussins laminés bavent de sous ses immenses miches faisandées. Dare-dare (si San-Antonio peut se permettre l’expression) on entreprend ce tas de saindoux.

Métis principalement, vu qu’elle habla parfaitement the spanish. Elle apostrophe en plein l’obèse, la houspille de première, la banderille de questions, la pointillé d’exclamations. Elle veut savoir, elle s’égosille, montre le plafond et son ecchymose, s’emballe, s’enroue, se répercute. La vachasse impertube stoïquement sous l’orage. Elle lâche un mot, de temps à autre, comme un cheval au vent, pfloff, manière de montrer son bon-vouloir, de jeter des apaisements en obole. Elle fait l’aumône d’une ou deux syllabes. Et pourtant, mort de mes os, le vocabulaire espagnol est d’une richesse infinie. On n’a pas le droit de monosyllaber quand on dispose d’un pareil patrimoine linguistique.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? je demande.

— Qu’elle ne sait rien.

— Comment ça, elle ne sait rien ! Tonnerre de cent mille dieux barbouillés de m… Elle surveille l’entrée de son taudis, non ? Elle n’a pas des vapeurs. Elle n’est pas aveugle ! Notre agresseur n’est pas entré par la cheminée ! Il ne s’est pas servi d’une échelle de corde. Roméo, c’est en Italie, pas en Espagne !

— Attendez, m’endigue la rouquine hypothétique. (Car avec tout ce bigntz j’ai pas encore pu vérifier). Elle prétend qu’un couple est arrivé avant nous. Il aurait pris la pièce voisine et la femme serait partie la première. L’homme vient seulement de s’en aller. Elle ne le connaît pas, ne l’a jamais vu.

— Elle a eu le temps de vous raconter tout ça ?

— Plus ou moins, je traduis, sourit la jeune fille.

— Demandez-lui donc le signalement de ce petit marrant.

Nouvelles discussions. Cette fois, la Grosse en crache un peu moins que précédemment. Elle dit un mot, un seul, dont je ne réclame pas la traduction.

— Negro ! fait-elle.

Un Noir !

— C’est bien ce qu’il m’avait semblé, murmure Métis.

— Comment était-il vêtu ?

Ma compagne d’infortune répond directement.

— Un jean couleur sable, une chemise brune…

Un noir. Je pense à Archimède, ce qui est normal.

Seulement cette idée est saugrenue. Qui donc pouvait se douter que nous viendrions dans cette masure immonde ?

Non, cet attentat a été improvisé. Je suppose qu’un malfrat nègre est venu chez la grosse pipeuse pour y calcer une radeuse andalouse. Le gars était à la dèche, prêt à se lancer dans n’importe quel coup foireux afin de se rafraîchir les vagues. On trouve des paquets de bons à rien prêts à tout dans les ports. Des mecs débarqués d’un cargo pourri de la sud-Amérique et qui n’ont pas la crainte de se lancer dans un rodéo. Je suppose que ce bas-voyou s’apprêtait à descendre quand nous nous sommes pointés. Un coup de périscope lui a permis de constater qu’il avait affaire à du beau monde, alors il a décidé d’opérer et s’est planquouzé dans la chambre…

— Allons à la police ! décide Métis.

— Inutile, mon petit chou. Ce serait du temps et de l’espagnol perdus. Des plaintes de ce genre, ils doivent en enregistrer trente-deux par jour, les poulets de Malaga.

C’est immoral de ne rien faire ! s’insurge-t-elle.

— D’accord, mais c’est plus pratique. Allons boire un truc bourré de degrés pour se remonter le moral.

— Avec quoi le paierez-vous ? objecte-t-elle.

Très juste, les femmes ont le déclic plus rapide.

On rentre donc à pinces au barlu.

Notez bien qu’on pourrait utiliser la chambre, puisqu’on a payé. Mais franchement, le cœur n’y est plus. Le cœur et tout le restant, chanterait Maurice. Je traîne la flûte en marchant, j’ai dû me froisser un muscle quand je me suis envoyé promener sur le plancher. Toutes les veines, quoi ! Y a des jours pleins de pourrissures, d’accrocs, d’escrocs, de bries et de brocs. Des jours où on n’arrive pas à se régaler, où on se rate au moment de prendre son panard. Où on renverse son verre à table. Où votre courrier est néfaste, vos organes en perdition, vos amis dégueulasses et la vie en forme d’étron.

Je récapitule les avanies de la journée : le réveil morose dans le dortoir des émigrants ; les conneries de Béru, les deux cadavres découverts et les deux cadavres disparus. Le pauvre m’sieur Félix, complètement azimuté, qui se laisse photographier le bitougnot pour cent points. Archimède, le brillant aigri, trousseur appointé de tarderies huppées. L’équipe de masseurs-masseuses avec ses marottes mythologiques. Cette beauté de Métis qui me lève dans le grand style et qui au lieu de se faire trousser par bibi se fait détrousser par un autre ! Vous parlez d’une pile de tuiles, mes frères ! D’un tombereau d’immondices. Et je cause pas de la corrida pitoyable des Bérurier, des invectives de Gaumixte, affolé par la faillite qui lui rôde aux miches ; je vous épargne la cupidité d’Alfred, les maussaderies hautaines du Boss. J’oublie le kidnapping de la mère du Gazon, la joie féroce de son mari. Je veux plus revenir sur les mœurs dépravées de tout un chacun. Je m’efforce de ne pas penser à la disparition du second (qui n’est pas le premier) non plus qu’aux parties du jambon de la Grosse Berthe ! On se corrompt à vivre. On s’altère. Notre étourderie foncière, c’est qu’on ne s’épargne pas suffisamment. Il a raison, celui qui se creuse un ermitage dans le roc, là où les aigles font leur nid, pour y laisser couler sa durée. Oui, mes pommes, il a bien raison. Je l’approuve, je l’envie. Un de ces quatre, après Félicie naturellement, je m’achèterai un alpenstock et moi aussi, j’irai gravir mon Sinaï, tailler la roche pour y faire mon lit de patience. Y en a marre de messieurs Toulesautres et de leurs conneries, de leurs péchés mignons et de leurs vantardises ; de leurs saloperies de parlottes, de leurs sexes fiévreux, de leurs longs drinks d’enfoirés, de leurs titres-z’et médailles, de leurs cylindrées, de leurs vignettes, de leurs zatomes et du bataclan, merde à la conquête lunaire ! Peut-être qu’après tout ils n’avaient pas tort, les téléspectateurs qui ont râlé parce que, de leur transmettre la lune en direct, ça leur dérangeait le rugby ! Moi aussi, comme Paoli, ça m’a fait bondir. Mais réflexion faite, je leur donne raison, aux bons ermites du petit écran, du petit t’es con. Ils l’avaient au prose, la lune ! Elle chamboulait leurs habitudes. Je regrette de m’être insurgé. Vive la solitude ! Les cosmonautes, ça les importunait. Ils préféraient les mecs au ballon ovale. Ils comprenaient plus qu’on escamote des copains pour donner la priorité à des aventuriers.