— Mais où est-il, ce putride, ce sanieux, ce croulant, ce coulant ? Allez me le chercher que je le désinceste ! Que je lui arrache le démon du corps avec les mêmes tenailles qui me permettront de lui extirper le sexe ! Vite, il me le faut ! Ce navire est contaminé par sa présence !
Il tombe les bras en croix sur le plumard. Il n’en peut presque plus. Il a craché tout son oxygène, vidé ses réserves, anticipé sur les respirations à venir. Il ronfle du poumon, Oscar. Ses bronches font la scie dans le nœud de bois. Ses dents (restantes) supérieures exécutent avec les inférieures ce geste que les gens réclamant de l’argent accomplissent avec le pouce et l’index. Il préfigure son agonie. Il s’encomate ! Camille hoche la tête, calmée par les outrances de son nouveau partenaire.
— T’es un peu brutal dans tes révélations, me dit-elle.
Je ne lui réponds pas. M’est avis que son arrivée à bord coïncide bien surprenamment avec la disparition du Vieux.
— Je veux Achille, vite, vite ! supplie Gaumixte. Je lui pardonnerai tout lorsqu’il m’aura accordé la main de Camille. Tout : ses lubricités, ses enniècements. Allez me le chercher, ça presse. Je veux guérir ma plaie au fer rouge ! Il me le faut, San-Antonio. De grâce, épargnez-moi des minutes d’attente qui sont autant de coups de poignard dans mon âme !
— C’est là que les choses se compliquent, mon bon Gaumixte !
— Comment ça ? fait-il dans un soupir en vrille.
— Je suis au regret, que dis-je : au désespoir, de vous apprendre que notre bon Achille vient d’allonger la liste des disparus.
Gaumixte reste un instant immobile. Puis il saute du lit et se met à chantonner en sautillant à cloche-pied dans la cabine : « ilé tétun pe tinavir re ilé tétun pe tinavir re… »
(S’arrêtant.)
— Vraiment disparu ? demande-t-il, affable.
— Hélas !
— Comme les autres, en somme ?
— Exactement comme eux, monsieur Gaumixte…
Oscar fait deux ou trois petites cabrioles en reprenant sa chanson enfantine : « Qui navéja ja jaména-vigué, qui navéja… »
(Nouvel arrêt.)
— Et il avait le chèque de la vente sur lui, n’est-ce pas ?
Tiens c’est vrai, je n’y avais pas encore repensé, à ce foutu chèque.
— Oui, il l’avait sur lui.
Gaumixte pousse un drôle de cri, très long, très modulé, suraigu. Un cri de bête de jungle, la nuit !
Puis il se courbe et, pointant son index sur le plancher, se met à glapir.
— Ici tout de suite ! Achille, ici tout de suite ! Je ne le répéterai pas deux fois : Achille, ici tout de suite ! Je vais me fâcher ! Ça va chier ! Le bateau va donner de la gîte ! Achille…
(Se redressant et croisant ses bras sur sa poitrine, dans une attitude très Mater dolorosa.)
— Oscar Gaumixte, pour un c… ? Vous n’y êtes pas ! Y a erreur ! Homonymie ! Confusion ! Ou alors c’est de l’humour décadent ! De la plaisanterie de garçon boucher ! Du canular pour fin de banquet d’anciens combattants 14–18 ! On se gausse encore ?
On joue avec les nerfs du PDG. ! Non ? Ah vraiment, non ? C’est sérieux ! Alors je tue ! Mon chèque ! Police ! Au secours, à moi ! Téléphonez dans tous les azimuts ! Bloquez les aérodromes de merde ! Cernez les ports, faites sauter les voies ferrées, mais arrêtez-le ! Il, me le faut ! Diffusez son hideux signalement ! Alertez les brigades fluviales ! Rameutez le Deuxième Bureau, l’intelligence Service, la CIA, la Guépéou ! Je veux la Gestapo ! La milice ! Maréchal nous voilà ! Prévenez toutes les polices ! La gendarmerie ! Qu’on mobilise les gardes champêtres aussi ! Barrez les routes, quoi, merde ! Faites donner les CRS. Ne m’abandonnez pas ! Mon chèque, mon chèque chéri ! Ah, je meurs ! Je crois en Dieu, le père tout-puissant ! Vite ! Son signalement, je vous dis ! Taille : un mètre… combien ? Mesurez-le, faites quelque chose ! Employez les gaz ! Mettez les chaloupes à la mer ! Faites sonner l’alerte. Branle-bas de combat ! Oh, le maudit maudit ! ! Oh le déchiqueteur d’anus ! Fumier ! Sale chauve ! Aviateur ! Mais il est de la Gestapo, ce type ? Il est d’Air France ! On l’a glissé sur mon chemin comme une peau de banane ! Il est venu couler ma flotte ! Il me veut à l’Armée du Salut ! Il va me contraindre au communisme ! Me faire embrasser les Chinois ! Il veut que je parte comme instructeur au Mali ! Il me prendra tout ! Il b… ra aussi ma tendre et vénérée épouse, si je n’y prends garde ! Il sodomisera mon cher enfant déjà major de sa promotion et bientôt licencié en tout. Il a juré ma perte, ce champignon mortel ! Il guigne mon âme chrétienne, ce suppôt de chambre du diable ! Objectif enfer ? Gaumixte ! Tiens, fume !
Que voulez-vous que je fasse de très raisonnable, en la conjoncture, mes petites biquettes ? J’ôte la bouteille de champ qui prend son bain de siège dans un seau à glace et je virgule le contenu de ce dernier à travers la margoule du Possédé.
Ça fait floâac. Gaumixte ouvre si grande sa bouche qu’on peut lire la marque de son slip.
La porte s’écarte sur un mousse, porteur d’un message. Le jeune homme pousse une vraie frime de mardi gras en découvrant la demoiselle à demi nue et le suprême boss de la Compagnie en petit calbard, venant de morfler un baquet de flotte en pleine poire.
— Je… J’ai frappé ! balbutie-t-il.
— Qu’est-ce que c’est ? je lui demande.
— Un câble pour M. Gaumixte.
— Merci, tu peux t’en aller sans frapper !
Je tends la grande enveloppe blanche et bleue aux armes de la Compagnie à l’aspergé.
— Lisez !
En claquant des (dernières) dents, il décachète le pli et jette un coup d’œil au texte.
— Le Conseil d’administration vient d’entériner la nomination du sieur Bérurier, bavoche Oscar.
— Donc, vous n’êtes plus PDG ? Alors ne nous faites plus tarter avec vos danses de Saint-Guy, vieux Croquant ! On va le retrouver, Achille ! Et votre chèque ! Et la clé du mystère !
— C’est vrai, vous croyez ?
— Je crois, que je crois !
Je me tourne vers Camille :
— Quant à toi, belle hétaïre, cache ton piano et suis-moi !
— Je sens que ça va être gai, fait la belle.
Gaumixte lève le doigt comme pour demander la permission d’aller cagoinsser.
— Ne me la gardez pas trop longtemps, implore-t-il, elle me manque déjà, cette adorable salope !
23
On dira ce qu’on voudra des Anglais (et on en dit d’ailleurs ce qu’on veut) mais ils sont d’un commerce bien agréable dans les moyens d’exception. C’est chouette de trouver un type qui rajuste sa cravate lorsqu’il y a la panique ou qui fourbit ses chaussures avant de périr dans un incendie.
Ross, le dévoué serviteur du Vioque, son zélé, son omniprésent (de Noël), ne perd pas la boussole pour annoncer la disparition du maître. Il m’attend devant la porte de ma cabine, en un garde-à-vous de sentinelle britannique, raide derrière sa moustache rousse de vieux tigre du Bengale. Me voyant accompagné d’une fraîche donzelle, il croit devoir s’entourer d’une prudente discrétion.