— Sir, me dit-il, je souhaiterais vous entretenir en particulier d’une chose qui ne laisse pas d’être préoccupante.
— Tout à vous, my dear, réponds-je, exactement comme on le ferait dans un roman de M. André Billy, de l’ex-Académie Goncourt.
Joignant le geste à la promesse, j’ouvre ma lourde et prie Camille d’entrer et de m’attendre.
Une fois seul dans le coursive avec le Rolls-Roy-ciste, j’invite ce dernier à confidender.
— Sir, reprend Ross, j’ai à vous communiquer une désagréable information » il semblerait que mon maître ait disparu.
— La chose m’est déjà venue aux oreilles, mon bon Ross, rétorqué-je, exactement comme on le fait dans les éminents ouvrages de Mme Agaga Christie. Et croyez que je la déplore autant que vous-même.
Ross crispe un tant soit tinet sa mâchoire, ce qui est chez lui l’indice d’une vive agitation intérieure.
— Il serait fâcheux que mon maître eût été assassiné, ajoute-t-il.
— Dans quelles circonstances avez-vous découvert la chose, cher Ross ?
Il tire sur ses gants blancs aussi immaculés que la conception du même nom.
— Cet après-midi, mon maître s’est livré à un examen approfondi du livre de bord chez le capitaine. Au retour il paraissait fort satisfait. « Ross, me dit-il, allez donc au bar me chercher un bloody-mary et ne manquez pas d’indiquer les proportions exactes au barman. J’ai fait, ajouta-t-il, deux petites découvertes qui méritent d’être arrosées. » — A propos de ces regrettables choses du bord, sir ? me permis-je de questionner. — C’est cela même, Ross, répondit mon maître, lequel ajouta : « Vous douteriez-vous, Ross, que le Mer d’Alors est le seul bateau de croisière à faire escale à Dékonos ? Et penseriez-vous que dans notre petit groupe, nous réchauffons une vipère dans son sein ? » — Vraiment, sir, fis-je en marquant ma stupeur d’un haussement de sourcils. — Heureusement, murmura mon, — dois-je dire regretté maître ? les vipères cela s’écrase, et pour la nôtre, un simple coup de talon suffira.
Ross passe son index ganté entre sa glotte de buis et son col de celluloïd, façon diplomate d’avant 1914.
— Je m’en fus donc au bar, sir. Où je dus patienter, le barman étant occupé à prendre les paris concernant notre position de demain midi. Lorsque cet homme fut disponible, je lui indiquai la recette du bloody-mary, telle que la pratique (je me refuse encore à dire pratiquait) mon maître. Peut-être l’ignorez-vous, sir, mais les proportions de notre bloody-mary sont les suivantes : deux tiers de vodka russe, un tiers de jus de tomate, le tout additionné du jus d’un demi-citron et d’une pincée de poivre moulu. Nanti de cet excellent breuvage, je retournai chez mon maître. Sa cabine était inoccupée. Je l’attendis quelque peu, mais ne le voyant pas revenir, je partis à sa recherche. Las, mes investigations (si j’ose user de ce terme avec vous, sir) furent vaines.
— Et le bloody-mary ? je demande.
Ross croit à une boutade de ma part, l’estime inopportune et m’exprime sa réprobation d’un plissement de paupière.
— Je vous demande pardon, sir.
— Qu’avez-vous fait du bloody-mary, Ross ? C’est très sérieux.
— Je l’ai déposé sur le bureau de mon maître avant de quitter sa cabine, sir.
— Bref, vous ne l’avez pas bu ?
— Ma question lui fait autant d’effet que s’il venait de s’asseoir sur une famille d’oursins.
— Ce genre de procédés ne fait pas partie de mes habitudes, sir.
— Cependant, dis-je, actuellement, le verre est bien dans la cabine du Patron, seulement, il est vide !
Je gamberge.
— Ross, rendez-moi le service d’aller demander au garçon de cabine ainsi qu’à mon cousin Hector Daire si l’un ou l’autre n’aurait pas avalé ce cocktail.
Je m’y précipite, sir. Puis-je préalablement vous faire observer que le bloody-mary ne constitue pas à proprement parler un cocktail puisqu’il ne comporte aucun sirop ?
Il a une courte inclinaison du buste et s’éloigne.
Pas bégueule, la Camille !
Décontractée jusqu’aux entournures, la nymphette à Gaumixte. Je la trouve vachée[22] dans un fauteuil, les jambes par-dessus l’accoudoir, très peu soucieuse de me dissimuler des intimités dont j’ai du reste conservé un souvenir, sinon impérissable, du moins très vivace.
Elle lit Andromac d’Hubert Montheilet, le merveilleux bouquin d’un merveilleux auteur qu’une tripotée de connards n’a pas encore assimilé, ce qui tendrait à bien faire augurer de la carrière de ce romancier au cynisme suave.
— Ça paraît intéressant, ce machin, dit la môme.
— C’est mieux que cela, fais-je en m’asseyant sur l’accoudoir demeuré libre.
— Tu me le prêtes ?
— Je t’enverrai ses œuvres complètes, pour te tenir compagnie là où tu vas bientôt aller, môme !
Elle jette l’ouvrage sur le tapis et me fait front. Son œil darde, sa bouche est torve.
— Mande pardon, monsieur Dupoulet, qu’entendez-vous par là ?
— Tiens donc, tu connais ma véritable profession, belle Andalouse aux seins brunis ?
— Oscar m’a affranchie.
— Oscar ou bien le mignon magnétophone que tu trimbales dans ton sac à main, d’ordinaire !
La gredine charbonne des mirettes.
— Ah ! parce que m’sieur Dupoulet fait les sacs ! On a débuté dans les douanes, sans doute ?
Je lui caresse la joue du revers de la main, en m’efforçant de garder le sourire.
— Ne prends pas ce ton-là, Camille, ou ça va être la méchante dérouillée préliminaire, Môme !
— J’aimerais voir ça !
— Le voir ce sera rien, mais le subir, Camille, te brûlerait les fesses jusqu’à l’os.
Elle me file une rebuffée noire, de ses deux bras, avec tant de promptitude et d’énergie que je me retrouve les quatre fers en l’air sur le tapis.
J’ai pas le temps de représailler, elle explose.
— Alors, m’sieur Dupoulet me viole, me drogue, me fouille, me fait rater le barlu, me déshonore aux yeux d’un homme de bien qui s’intéressait à moi, et par-dessus le blot, il parle de me filer une avoinée ! Non, mais sans chare ! On est en République !
— Mais non, chérie, puisque ce bateau est considéré comme territoire français !
D’un bond harmonieux, un brin félin aussi, je me suis remis à la verticale, ma position favorite quand je travaille.
— Les petites pétroleuses qui séduisent les flics, à la chaîne, en se faisant passer pour de crédules starlettes et qui placent des micros dans les salles de conférences, on les virgule au gnouf à coups de pompe dans les noix, hé, pétasse !
La porte s’ouvre.
Vous allez dire qu’il y a plein de portes qui s’ouvrent ou s’entrebâillent, ou s’écartent dans ce livre. Je vous répondrai que c’est du kif pour tous les bouquins d’action. Chez nous autres, romanciers à vocation policière, la porte joue un rôle prépondérant, qu’elle soit ouverte, entrouverte ou fermée. La lourde, c’est notre matière première. L’accessoire number ouane. Toute énigme commence obligatoirement par : « La porte s’ouvrit doucement. » Faut subir, pas nous forcer à mettre un blount car ça perdrait de son folklore. Qu’on institue la porte à va-et-vient, façon saloon dans les romans policiers, et on est marron, bourrus, paumés, les zauteurs désorientés à bloc. On sait plus comment comporter nos personnages. Ils nous restent sur les bras, s’y accumulent comme les chiens crevés contre la grille des écluses. Bref, sans portes, la circulation se fait plus. On thrombose de la péripétie. L’embolie littéraire nous guette. Notre action infarctuse. Alors soyez pas bégueules : laissez-nous nos portes, vu ?