Je prends le verre afin de l’examiner de plus près.
— Quand t’as raconté à ta mère la disparition d’Achille, j’sus été dans sa cabine pour m’informer, Antoine. C’est vrai, j’l’aime bien, ce Vieux. Tout de suite, j’ai retapissé ce godet av’c le rouge à lèvres. Conclusion, il a reçu une bonne femme avant de s’évanouir, votre Dirloche !
— Pas avant, môme, après vu qu’il n’était déjà plus dans sa carrée lorsque Ross lui a apporté ce breuvage.
Me semble reconnaître ce rouge, les gars. Je l’ai repéré y a pas si longtemps sur les lèvres de la môme Camille et les joues de Gaumixte en sont encore maculées.
— Qu’est-ce vous dites de ce moustique, hein ? exulte Bérurier en caressant la joue de sa nièce. Ça a de qui tenir, non ?
Mais cette flatterie-boomerang n’adoucit pas le caractère de Marie-Marie. Toisant son oncle de bas en haut, elle déclare :
— C’qu’elle avait raison, Mémé, quand é disait : « Y a ni plu con ni plus z’hableur qu’ton onc’Alexandre-Benoît ! »
25
Il a changé de pipe, le commandant Rouston. En mer, il fume une bouffarde à longue tige, style Major Anglais. Mais quand il appareille, pour parader sur la passerelle, corriger les conneries du pilote et ordonner qu’on tirlipote la sirène, il s’offre un brûle-gueule drôlement farouche de corsaire. Faut lui voir jouer l’île au Trésor, à Rouston. La barbinette hérissée façon Ribouldingue, la visière de la bâchouze enfoncée jusqu’au ras des sourcils, les mains dans les poches de sa veste (avec un pouce sorti) ; à la fois Onassis et Jean-Bart, Magellan et Mathurin Popeye !
Comme on vient seulement de gagner le large, il n’a pas eu le temps de dépiper et son fourneau à manche court charbonne contre son menton.
— Que signifie, messieurs ! C’est moi qui dois me déranger, à présent.
— Pas de panique, tranche Bérurier. Vous savez la nouvelle, j’espère ?
— C’est-à-dire ?
Le Mastar bombe le torse.
— Je suis positivement le nouveau grand pet des geais de vot’Compagnie, l’ami ! Le camarade Gaumixte venant de démissionner à ma santé !
Le commandant se tourne vers moi, ôte mon minuscule saxophone à tabac et me demande :
— Il est devenu fou ou quoi ?
— Pas du tout, dis-je, c’est l’exacte vérité. M. Alexandre-Benoît Bérurier est, depuis une heure, le grand responsable de la compagnie Pacqsif ! Je suppose qu’Oscar Gaumixte vous confirmera la chose !
Sans ajouter une parole, le commandant décroche le bignou et compose le numéro de l’armateur. Ça glafouille un instant, puis la voix haletante d’Oscar retentit. Il est rageur, vociférant. Il gueule tellement qu’on en a tous les trompes qui plissent.
— Je ne veux pas qu’on me dérange, mille merdes ! Je vis ma vie ! Je m’occupe de mon bonheur, moi ! Il est fragile, le bonheur ; un éternuement et le voilà pulvérisé. C’est périlleux, le bonheur, quoi, merde ! Ça repose sur des sensibles ! C’est comme un mobile. Ça craint les courants d’air ! J’avoisinais déjà l’extase ! J’étais en vue de l’orgasme ! A quelques encablures du plaisir ! Je mettais plein cap sur la jouissance absolue ! Ma vigie intérieure m’annonçait la fabuleuse délivrance ! Je fonçais dans le chenal de la félicité grâce au flot de la marée montante ! Je prenais mon pied toutes voiles dehors ! Et voilà qu’un horrible pirate me saborde ! Qu’un odieux agresseur me coule à bout portant !
— Mande pardon, grommelle le commandant, ici, le commandant !
— Et alors ? M’en fous ! M’en tamponne ! Quel commandant ? Commandant de quoi ? De mes fesses ? Je suis en rut, moi, monsieur, et vous osez me perturber l’envol ! Vous canonnez mes spasmes ? Vous arrachez mes voiles azurées ? Je vous hais, monsieur ! Je veux le silence absolu ! J’ai bien dit : ab-so-lu ! Décrochez tous les téléphones, arrêtez la musique, mettez les moteurs en panne, faites porter des chaussons de feutre aux stewards, enfermez les passagers dans les cales, sciez les mâts pour que le vent du large n’y souffle plus. Versez de l’huile sur la mer pour que les vagues ne viennent pas clapoter contre la coque. Stooooop ! Je répète : le silence ! La paix intégrale, religieuse ! La nuit sonore ! Je me recueille, me concentre, me reconditionne. J’ai ma mission sexuelle à accomplir. Mon destin organique à vivre ! Je possède des sens, moi, monsieur ! Je dois les accorder ! Mon solo urge ! Je ne peux plus maîtriser mes glandes ! Quittez la ligne, écartez-vous ! Attention, c’est un S. O. S. ! Terminé !
Il raccroche.
— Nous ne sommes guère plus avancés, dis-je au commandant. Mais je vous suggère un autre moyen de contrôler la nouvelle. Celle-ci est parvenue par câble à Gaumixte, donc votre radio peut vous la confirmer.
— J’ai l’impression qu’on se fout de moi, sur ce bateau, gronde l’officier, seulement ça ne se passera pas comme ça, je vous avertis.
Nonobstant ses doutes, il sonne la cabine du sans-fil (comme on disait jadis) et reçoit la ratification de mes dires.
— Ah oui ? Lisez-moi le double, balbutie le pipeur, tout de suite calmé.
Son radio obéit. Le commandant écoute, puis raccroche. Vivement, il arrache sa pipe et la planque dans sa fouille. Un sourire grand comme une portion de pastèque lui écartèle (des gauches) la barbe. Il s’approche de mon Bérurier, les deux mains en avant, à la Jean Vintetrois.
— Monsieur le président-directeur général, toutes mes félicitations ! Quel honneur que cette promotion méritée ! Quelle joie pour nous tous, gens de mer, monsieur le président-directeur général. Jamais ascension ne fut plus rapide ! Jamais poste mieux occupé ! Vous représentez toute l’énergie, tout le dynamisme, tout le… la… les… les vertus d’une nation dont l’histoire maritime, monsieur le président-directeur général…
— Repos ! coupe Béru. Et pis appelez-moi président si vous voudrez, ou bien directeur, voire même général ; mais pas les trois à la fois vu qu’on a assez perdu de temps commako. C’est quoi t’est-ce, votre prénom ?
— Henri-Charles-Albert, monsieur le…
— Bon, je t’appellerai Riton pour faciliter les rapports.
— C’est trop d’honneur, monsieur le…
— Ta gueule ! Tel qu’on a décarré de Malaga, on se dirige vers où est-ce ?
— Ténériffe !
— Y a pas besoin, Riton. Braque tout, on file sur Dékonos !
Le commandant (qui possède sans doute un faux ménage à Santa Ciruz) largue immédiatly son beau sourire de cérémonie.
— Il ne saurait en être question, dit-il. L’itinéraire de la croisière prévoit…
— M’en fous, on va à Dékonos, j’te dis !
Impossible, les passagers ont un contrat de la Compagnie qui leur garantit un voyage précis et…
Bérurier lui tonne sous le nez :
— Je te dis qu’on va à Dékonos, hé, face de fesse ! Me ferait fout’en boule, ce pèlerin ! A quoi que ça sert que j’sus le patron si j’ai pas le droit d’aller où je veux !
Rouston se dresse sur ses ergots pour mieux ergoter.
— Môssieur, dit-il, je suis seul maître à bord après Dieu sur ce navire, et j’agirai selon ma guise !
Le Gros hausse les épaules.
— Si t’es seul maître à bord après Dieu, fais comme si je serais le bon Dieu, mon petit Barbapoux.
— En voilà assez. Peu me chaut que vous soyez président-directeur général. Je remplirai ma mission telle qu’elle m’a été signifiée au départ. Je suis responsable vis-à-vis des…
— Laisse ! interviens-je. Le commandant est en effet maître absolu sur son bateau.
Sûr ? murmure le Gros en plissant ses yeux injectés de sang.