— Certain.
— C’est dans le code marinier ?
— En toutes lettres !
Bérurier est l’homme des grandes décisions, cela vous ne l’ignorez pas, vous tous qui me faites l’honneur de lire ce que je vous fais celui d’écrire depuis un peu plus d’un certain temps déjà.
— Y a moyen de tout concilier, dit-il.
Il se découvre, lance son bada sur son siège et cueille délicatement la casquette de son interlocuteur.
— En tant qu’en qualité de pet de geais, dit-il, je suis au regret, mon pauvre Riton, de te fout’en chômage. A partir d’immédiatement, t’es plus que dalle à bord de ce rafiot. Prends-en-toi à ton sale caractère.
Il pose la casquette sur sa hure.
— Le nouveau commandant, c’est moi !
Nous sommes atterrés, bien que voguant en pleine Méditerranée ; et douchés, bien que nous trouvant au sec.
Mais voyons. Tonton ! se récrie Marie-Marie, t’as jamais conduit de bateau !
Il est franchement marrant, Tonton, avec la casquette blanche, galonnée d’or, qui lui flotte sur le sommet de la tronche.
— Dis donc, moustique, tu crois que m’sieur Dassault sait fabriquer un avion ou m’sieur Boussac une chemise, toi ? Un commandant, ça ne pilote pas : ça commande ! Et même, s’il faudrait que je misse la main au gouvernail, je m’en sortirais impec. Oublie pas que je m’ai payé des parties de canotage sur la Marne, poulette, et que je sais nager couramment. Bon, c’est pas le tout ; le temps de donner des ordres pour qu’on foute la cape sur Dékonos et je prends l’enquête en main.
— Toi ! ricané-je.
— Yes, monsieur, moi-même personnellement. Qui qu’est commandant ?
Il va vers la porte, mais Rouston s’interpose.
— Vous me passerez sur le corps ! lance le ci-devant commandant.
— Pourquoi pas ? fait paisiblement Béru.
Il foudroie l’ex-officier d’un solide uppercut, puis, en effet, lui passe sur le corps.
Avant de sortir il nous apostrophe. Y a plus d’amitié dans ses yeux, plus de sensiblerie, plus de tendresse.
Un roc, le commandant Bérurier ! Le rocher de Gibraltar ! L’image de la ténacité. Il a l’autorité impitoyable, Alexandre-Benoît, comme tous les vrais chefs.
— J’avais dit que ça allait changer, déclare-t-il et ça va changer. Mettez-vous un truc dans la caboche, tous : c’est que je suis à présent le seul maître à bord après Dieu, nom de Dieu !
Puis Bérurier exit.
Très excité.
26
Ç’a y est, soupire M’man, il reprend conscience.
Effectivement, depuis quelques secondes, Hector semble considérer le plafond avec un semblant d’intérêt.
— Totor, appelé-je, tu m’entends ?
Les lèvres du cousin remuent. Bon, il est de retour parmi nous.
— Ne le tourmentez pas trop vite ! murmure sèchement l’assistant du toubib.
Dans sa blouse blanche, il semble très guindé, le beau jeune homme. Un stéthoscope pendouille sur sa poitrine. On sent qu’il doit aimer jouer les grands patrons en l’absence du sien. Plus je le défrime, plus je suis certain de l’avoir rencontré il y a peu de temps. C’était ailleurs que sur ce bateau. Où et quand ? Faut que ça me revienne.
Hector émet un léger murmure :
— Je suis vivant ? demande-t-il à voix à peine audible.
— Ben, heureusement, vieille noix !
— J’aurai donc tout raté, ma mort et ma vie ! dit le grand (parce qu’unique) patron de la Pinaudaire Agcncy.
C’est beau et triste, cette remarque, vous ne trouvez pas ? Un peu commun, mais noble tout de même. Emouvant en tout cas. Félicie, une phrase pareille, ça ne lui passe pas à côté du cœur, vous parlez ! La voilà qui pleure.
— Ne dites pas ça, Hector ! Vous n’avez pas le droit ! Un homme de votre valeur !
Le cousin tourne vers nous son pauvre visage émacié[25] :
— Ah ! vous êtes là, tous les deux ! Mes seuls, mes fidèles !
— Tous les trois, rectifie aigrement Mme Pinuche qu’aime pas qu’on la compte pour du beurre fondu.
— Merci, merci, soupire Hector, mais je recommencerai, promet-il.
— Si tu nous expliquais un peu les raisons de ton bourdon, grande saucisse, tu y verrais un peu plus clair !
— Oh ! Ce que j’ai vu était assez éloquent, lamente l’homme en détresse.
— Mais qu’as-tu vu, sacrebleu ?
— Camille et cet homme, ce sale Gaumixte ! Elle, nue dans la salle de bains, et lui le porc, se vantant de leur étreinte, racontant avec une abominable complaisance les délices que ma bien-aimée lui avait prodiguées… Ah ! mille fois la mort ! Hardi, Hector ! Retourne au néant !
Eh ben, mes mignons, vous vous rendez compte d’une douche froide ! Hector et Camille ! Ma cervelle en titube !
— Comment, Camille ! Quoi, Camille ! Tu la connaissais donc ?
— Moins bien que ce monstrueux armateur, hélas, soupire mon malheureux parent.
N’empêche que nous sommes fiancés, elle et moi ! La bague qu’elle porte et dont elle a caressé la chair nauséabonde de ce gros fume-cigare, cette bague, Antoine, je la lui ai passée au doigt la semaine dernière. Camille est ma collaboratrice ! L’agente 0001 (elle avait été secrétaire chez Jean Mineur avant d’entrer chez moi). J’allais en faire mon associée, car elle a des dons ; et ma femme, car elle me plaisait. Et voilà que la louche vérité m’apparaît. Une gourgandine ! Une pétroleuse ! Une incandescente ! Une nymphomane ! Une nymphowoman ! Une Marie-Salope ! Moi, je la respectais ! J’en étais à la violette ! Au baiser sur les ongles ! Au regard mouillé ! Je n’osais la tutoyer ! Je lui ouvrais les portes. Et si je te disais (pardon mesdames) que lorsque je me cognais une radasse histoire de tromper l’attente du mariage, je mettais des lunettes noires pour penser à elle. Vous dire à quel point je la vénérais. Seulement, Mademoiselle me prenait pour un pigeon. Elle me précocufiait ! Que toutes les malédictions de l’univers et des environs s’abattent sur elle ! Que son slip grouille de fourmis rouges ! Que sa splendeur se racornisse ! Que sa bouche s’édente ! Que ses cheveux pleuvent ! Que sa peau se ride ! Qu’elle se décharné au point que ma bague lui tombe du doigt ! Je veux la voir irregardable, squelettique, nauséabonde ! Ah ! fasse le ciel ou l’enfer, je ne suis pas sectaire, qu’elle devienne un objet de répulsion ! Qu’elle provoque l’horreur et inspire le dégoût ! Que les rats les plus galeux vomissent à sa vue ! Que les miroirs deviennent opaques lorsqu’elle leur offrira sa hideur. Qu’elle se lave au vitriol, la sinistre gueuse ! Se farde d’excréments ! Que les hommes qui la montent pourrissent dans les brûlantes véroles !
Ce dernier vœu ne manque pas de me provoquer un très désagréable frisson et, dans la touffeur de mon âme, je contresouhaite ardemment afin que la Providence ne prenne pas trop vite en considération les obscurs désirs de mon cousin.
Il commence à me battre les claouis, Totor, avec ses invectives à la Gaumixte !
— T’as le coma lyrique, bravo, lui hargné-je sèchement ; seulement tu ferais mieux de me bonnir en détail les tenants de cette histoire, moi je me charge des aboutissants.
— Le coma ? s’effare Hector, brusquement oublieux de sa cruelle jalousie. Serait-ce à dire que je vais mourir ?
— N’est-ce pas là ce que tu as souhaité ?
Toujours bonne âme miséricordieuse, ma Félicie intervient.
— Pourquoi le taquines-tu, Antoine ? Vous êtes hors de danger, Hector. Tout va pour le mieux !
Rassuré quant à sa santé, le cousin ressent davantage les blessures de son cœur. Vous remarquerez que personne n’échappe à cette loi élémentaire. Les maux de l’âme passent après ceux du corps et on a besoin de toute sa santé pour s’abandonner à un chagrin d’amour.