— Non.
— Tu jures ?
— Je la croyais à Paris ; selon mes instructions, elle devait y retourner après le départ du Mer d’Alors.
— Donc, elle est arrivée pendant que tu te rendais à la cabine du Vieux ?
— C’est probable.
— Tu étais sans nouvelles d’elle depuis notre appareillage de Cannes ?
— Elle devait me faire parvenir certains documents, mais je ne les ai pas eus à temps…
— Ces documents en question devaient ressembler à une bande de magnétophone, non ?
— Comment le sais-tu ?
— Excuse-moi, mais je suis un vrai flic, moi ! Encore une question et je te laisse agoniser tranquille. Lorsque tu es entré chez le Vieux, il devait y avoir une consommation sur la table, réfléchis !
Il ferme ses beaux yeux de sacristain incommodé par les vapeurs de cierges.
— Oui, il y avait un verre, c’est vrai.
— Plein, naturellement ?
— Non, vide !
Comme un automate (qui saurait parler) je répète :
— Vide !
V’là les magies qui continuent, mes frères ! On en descendra tous archidingues, de ce bateau.
Si on en descend !
27
Pour bien réfléchir, je crois que la position semi-horizontale est la meilleure.
Allongé dans un transat, la visière de ma casquette sur l’œil pour laisser mes pensées à l’ombre, je m’emmène promener la cervelle dans des régions sans limites.
Par moments, je me dis que la seule arme, pour lutter contre la misère humaine, c’est la patience, et le seul butin, en cas de victoire, la résignation.
Le barlu roule comme jamais, malgré le beau temps. Renseignements donnés par le steward de pont à une passagère inquiète, ça viendrait de ce que les stabilisateurs sont en rideau. Il n’importe. Ce fort bercement m’aide à gamberger. Il fait chaud, des senteurs d’ambre solaire et de parfums coûteux flottent dans l’air tiède. Le halètement du Mer d’Alors me communique un peu de sa force mécanique. C’est beau, le génie. Des mecs se sont rassemblés pour concevoir et fabriquer le Mer d’Alors. Et puis maintenant le bateau existe. Il nous emporte vers des sortilèges… Le Vieux… Bon, faut que je lui récapitule la disparition.
Il étudiait les fafs du bord chez le commandant. Il met le pif sur un écrit de Totor. Ça lui dit quelque chose. Le voilà parti dans sa cabine, à confronter la note avec la lettre anonyme. Pot aux roses ! Le vilain Hector est bien l’auteur de la lettre ! Ah ! ah ! Mon gaillard… Il jubile, le Dabe ! Ça s’arrose ! Il réclame un bloody-mary à Ross ! Alors c’est à partir de là que le temps se découpe en fines lamelles…
De la musique en provenance du salon me fait perdre un peu le fil. Les musicos interprètent les Lilas Blancs ! Nouveau ! J’écoute l’air cher à M’man, dommage qu’elle puisse pas entendre… Quand refleuriront les lilas blancs… Qu’est-ce que je pensais ? Attention, San-A. Doucement ! Le Vieux commande un bloody-mary à Ross. Ross va au bar et en surveille l’exécution. Pendant ce temps, le Dirlo sonne un moussaillon pour lui ordonner d’aller remettre un message à Hector. Le mousse a l’impression que le Vieux n’est pas seul. Mon boss tient sa loupe à la main. Elle vient de lui servir à démasquer le cousin. Il l’a peut-être utilisée pour démontrer la concommitance des écritures à son visiteur ? Non, je vais trop vite, il convient d’être plus minutieux. Je reprends : le vieux seul dans sa cabine, venant de confondre Hector. Il sonne Ross. A cet instant il n’y a personne d’autre dans sa cabine. Il confie à son valet de chambre que, seul des bateaux de croisières, le Mer d’Alors fait escale à Dékonos. Il ajoute que nous réchauffons une vipère dans notre sein. C’est-à-dire le gars Totor. Il réclame son bloody-mary. Ça joue ! Départ de Ross qui reste, de son propre aveu, un certain temps absent. Après Ross, quelqu’un rend visite au Vieux. Le Vieux bonnit le topo à ce quelqu’un. Il sonne le mousse, lui donne le message pour Hector, puis il disparaît ainsi que son visiteur. Ross apporte la consommation. Au bout d’un instant, il part à la recherche du dabe. Arrivée de Totor… Nobody ! Et à ce moment-là, le glass est vide ! Torché par une femme dont le rouge à lèvres est de la même couleur que celui de Camille. Par conséquent, une femme est entrée dans la cabine entre le départ de Ross et l’arrivée d’Hector. Or tout s’est déroulé en quelques minutes. Faudrait Feydeau pour régler ces allées et venues ultra-rapides. Personne n’a rencontré personne. Y a que dans les vaudevilles qu’on voit ça ! Ou alors quelqu’un me bourre la caisse. Mais qui ? Ross ? Le mousse ? Totor ?
Ajoutez à cela que Camille serait montée à bord à la seconde précise où Hector quittait les abords de la passerelle pour répondre à la convocation pressante du Boss. Par conséquent, elle n’aurait pas eu le temps d’aller boire le bloody-mary avant l’entrée de mon cousin dans la cabine ! Je me berline probablement sur le rouge à lèvres, ça ne peut pas être celui de Camille. Et pendant ce petit ballet, bibi se faisait matraquer dans une chambre miséreuse par un Noir ! En compagnie d’une charmante fille qui… Mais au fait, je l’ai pas revue, ma belle charmeuse !
— Dis donc, Santonio, tu rêves ou tu débloques ?
Je relève la visière de ma gapette. Marie-Marie se tient debout près de mon transat, déjà bronzée, les couettes agressives, et ses dents manquantes plus absentes que jamais. Quand elle rigole, ça fait comme un trou de balle de mammifère au milieu de sa bouche.
— Pourquoi ? demandé-je.
— Tu causais dit-elle. On aurait dit un p’tit vieux tout gâteux. Est-ce que tu ronfles, la nuit ?
— Personne ne m’en a jamais fait la remarque !
— Fatalement : t’es célibataire ! Je te demande parce que si qu’on s’épouse un jour, j’voudrais pas d’un bonhomme qui ronfle, ça fait mesquin ! Passer ses nuits à siffler pour lui faire stopper ses turbines, merci bien : je suis pas agente !
Elle me flanque une tape sur les pinceaux :
— Tire tes cannes, que je m’assiste !
Une fois installée dans la partie basse de mon fauteuil de toile, elle me montre une petite boîte plate, en bois blanc, sur laquelle est peint le Fuji-Yama.
— Mate ce que j’viens de me faire acheter au bazar du barlu par un vieux crabe !
— Tu te fais offrir des choses par des inconnus ! m’effaré-je.
— Hé bé, faut bien : j’ai pas d’artiche, moi, tu connais tante Berthe, comment t’est-ce qu’elle est serrée du crapaud ? D’ailleurs te monte pas en mayonnaise, Santonio, je l’ai pas ruiné, le mironton, c’est japonouille, ce truc, et ça vaut que fif. Ouvre un coup, pour voir.
Docile, je fais coulisser le couvercle de la boîte. Celle-ci recèle une cigarette ordinaire de la Régie Française des tabacs.
— Et alors, je demande, tu vas pas te mettre à fumer des Gauloises à ton âge, non ?
— Ce que t’es pion de mentalité, quand tu t’y mets. B’sûr que non, qu’j’vais pas fumer, pour ce que les gens ont l’air fin avec ça dans le bec ; on dirait des merles en train de préparer leur nid. M’semble toujours qu’y vont s’envoler sur une branche. Donne, je vais te feinter !
Elle m’arrache la boîte, repousse le couvercle et me la présente à nouveau en ordonnant :
— Rouv’ !
Je rouvre. La cigarette a disparu.
— T’es un peu possédé sur les pourtours ! s’esclaffe miss Mauviette. Vachement magique, hein ? Seulement y a un truc. Dans tous les mystères, y a un truc, c’t’obligé ! Tu m’arracheras pas de l’esprit que les escamotages, sur le bateau, ça doit ressembler à cette boîte comme combine ! Un coup t’ouvres, y a quéqu’un, un coup tu fermes et y a nibe de Jules ! C’est de la prestidigitation, rien de plus, Santonio !