— Qu’est-ce que tu fais, Santonio ? s’inquiète miss Tangage.
— Je rends hommage à ta sagacité, ma poule. Tu avais raison : y a un truc !
28
Malgré mes embardées, mes titubances, je vais de la cabine Fleur de France à la cabine Belle Aurore et vice versa, sans me lasser de la similitude du spectacle qu’elles offrent respectivement. Un mimétisme hurlant, mes frères ! Mêmes meubles, mêmes tentures, rideaux pareils, tableaux identiques. Philippine ! Les deux parties d’une noix ! Une paire de quenouilles ! Jusqu’au faf à train des goguemuches qu’est de la même couleur. On croit rêver. On rêve !
— Qu’est-ce que j’te disais, Santonio ! le coup de ma boîte japonaise ! exulte miss Tresses.
Ça me dope le mental, cette découverte improviste. Le hasard est beau, non ? C’est une œuvre d’art, parfois. Dire qu’a fallu une tempête pour que je mette le nez dans ce petit sortilège ! Merci, Neptune !
En attendant, il continue de mettre le paxon, le Dieu des océans ! Ma doué, ce typhon cyclonesque ! Eh hop, les montagnes russes, le grand huit ! On vertigineuse à outrance dans des cratères fluides ! Ah, c’est pas la mer des Félicités, moi je vous le dis ! Ça grimpe, ça dévale, on roule, on se mort l’aqueux. On se pète partout, on est plein de bosses et de bleus ! On s’enchevêtre ! On tamponne des gens en coursive ! Y en a qui jaillissent de leurs cabines comme les billes d’acier de la rampe de lancement d’un billard électrique. On les dérouille sur la théière. Vloff, commak, tout brusquement, en pleine poire. Un paquet de viande hurlante ! Une grasse bonne espagnole je morfle dans le burlingue ! Le temps d’éternuer dans ses cheveux gras, vzoum ! elle a déjà disparu, rehappée par le roulis, ou le tangage, ou je ne sais plus quoi. C’est dantesque, mes belles mignonnes ! Fantasmagorique ! Tiens, un paralytique sur son fauteuil roulant, si je vous disais. Le voilà qui déboule du fin bout de la coursive, tout là-bas. Il gueule aux petits pois aussi fort que les stukas qui chargeaient en piqué pendant la guerre, le paralysé. Son siège chromé devient un bolide infernal. Il fonce à des allures plus contrôlables.
— Gaffe ! Gaffe ! Gaffe ! je crie à Marie-Marie.
On n’a que le temps de se précipiter dans une cabine de part et d’autre, dont heureusement les lourdes ne sont pas fermées au verrou. Le mi-plégique nous déferle sous le nez. Une météorite ! Il va s’anéantir, se volatiliser, se désintégrer ! On se penche ! on regarde ! On lui appréhende l’écrabouillement ! On prie Dieu pour qu’il l’évite, ou bien alors que ça soit marrant à regarder ! On ne peut rien pour lui, sinon témoigner de son sort par la suite (si on en a une). On a le cœur qui coince. On a le vertige de l’horreur à la manière qu’il bombe vers le grand escadrin terminal. Son cri s’amenuise dans les perspectives. Et puis il y a le miracle ! Le coup de baguette magique ! Notre Mer d’Alors se renverse en sens contraire ! Le paralysé est stoppé à trente-deux millimètres de la cage d’escadrin. Il oscille un peu, les roues de son coupé grand sport hésitent. Et puis, c’est décidé : elles tournent en arrière. Il nous rarrive sur le paletot, l’ami plégique ! Il bolide plus fort encore à reculons. Il est enroué à force d’hurlance. On se replanque. Il repasse. Le vent de sa course démente nous a décoiffés. Il accélère. Et, puis, parvenu au carrefour, il oblique et sort de notre vue ! J’ignore ce qu’il est devenu. Ça fait partie des mystères de la tempête.
Appuyé de gauche et de droite, arc-bouté, les mains griffues, le dos adhérent, je finis par gagner l’escadrin et le dégravis tant mal que bien, Marie-Marie accrochée à ma ceinture.
Dans la cabine Belle Aurore, j’ai aperçu un verre brisé. Peut-être est-ce celui qu’Hector a vu en y pénétrant ?
Suffisait qu’un dégourdi retourne les plaques des deux cabines pour qu’il y eût confusion.
Ah ! croyez-moi, gentes donzelles, mais ça phosphore dur dans ma tête, malgré les soubresauts du barlu. J’en échafaudé, des hypothèses ! Elles pyramident dans mon esprit. S’accumulent ! Va falloir trier tout ça ! A un moment donné, le Vieux a été coupé de son valet de chambre et d’Hector, sans le savoir. A-t-on usé de ce système pour faire disparaître les autres ? Et la malle macabre, dites ?
— Où qu’on va ? s’inquiète Marie-Marie. Tu crois pas qu’on ferait mieux de grimper au lieu de descendre ? Les canots de sauvetage sont pas dans la cale et si ça continuerait, on risque d’en avoir besoin.
— T’inquiète pas, Souris.
Je descends toujours. Dans les profondeurs, au fur et à mesure, c’est un peu moins éprouvant. Le centre de gravité est légèrement plus accommodant. Je finis par atteindre le local réservé aux masseurs. C’est trempé partout, biscotte l’eau de la piscine qui jaillit à grosses vagues. Je découvre un méli-mélo invraisemblable de flacons, de linges, de sièges, de tables, de bascules et de gens. Le gars Raymond est allongé sur le parquet, et il cramponne à deux mains un nichon de Berthe, laquelle avait eu la coquetterie de se faire masser les mamelons au moment du cataclysme. Elle est loquée façon mère Eve, la femme de mes rêves. Elle meugle comme une corne de brume et d’abondance ! Son gros dargif est plein de tessons (mon tesson nos voleurs !). Ça lui sanguinole sur toute la périphérie. Sur le moment je les crois seuls, Raymond et Berthe, mais je finis pas découvrir une autre dame, coiffée d’une casquette à gros pompon, et masquée d’un slip sur lequel sarabandent la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe et le Sacré-Cœur, avec, à la place du bigoudi folâtre, cette fière devise Paris sera toujours Paris. C’t’une Américaine, dame ! Elle le proclame en chantant La Bannière étoilée. Elle se croit sur le Titanic. Elle a décidé de couler en chantant, c’est noble, c’est courageux, c’est yankee ! Vive l’Amérique ! Un quatrième personnage se débat au sein du grouillement, mais il proteste en miaulant, lui, car dans sa famille, ils sont chats de mère en fils. L’eau de la piscine arrive par larges flopées ! Pschaouf ! Ça leur inonde les cris et les hymnes à tous, ça leur bloque les miaulages ! Ils suffoquent ! Ils flafouillent ! Grenouillent ! Barbouillent ! Inexorable, un poste à transistor accroché à un piton continue de transmettre l’émission de Philippe Bouvard, lequel, précisément, est en train de passer au gril un spécialiste de la goualante marine. Le chevalier du filet de voix explique à Philippe comment ça lui est venu, sa vocation, en jouant autour du bassin du Luxembourg, comment ça l’a saisi, la poésie des soleils couchants sur l’océan. La manière qu’il chante en s’accompagnant à la guitare tout en manœuvrant sa grande vergue. Bouvard le fait gentiment passer pour un con, tout le monde applaudit et le chanteur est bien content de son succès.
Vaillant, j’entreprends l’opération « Premiers secours » ! Faut dégager ce petit peuple. Décoincer le chat, extirper l’Américaine, faire lâcher prise au convulsif Raymond. Y a du mobilier à déplacer. Des bris et des débris à évacuer. S’agit d’arracher la bascule de l’entrejambe à Berthy. Lui dépoter le pied de tabouret planté dans ses miches. Pas moisir dans ces cas-là ! Foncer au plus pressé, l’évaluer d’un coup d’œil. Et puis exhorter les victimes à la patience ! Les rassurer ! Les persuader que la fin de leurs tourments est arrivée, que ça va être le jour de gloire. Hardi, San-A. ! Courage ! Au bout d’un moment, je parvins à rétablir un semblant de paix en ces lieux malmenés. Les dames halètent (ce qui est leur rôle). Raymond pleure nerveusement. Il a eu grand-peur, le chéri. Ça serait pas le moment de l’entreprendre, non ? L’instant psychologique où ses pauvres petits nerfs ayant craqué, on peut espérer lui extirper les vers du pif. Allez, au turf !