Il a réintégré une robe de chambre Gaumixte. Ronflante, en satin bleu nuit avec un col châle de soie blanche. Il a épinglé deux ou trois légions d’honneur dessus, de tailles différentes. Rien de plus décoratif (si je puis dire) que cette décoration ! Ah, il avait du goût, Napo !
Camille, dans un kimono qui pourrait être japonais s’il ne sortait de chez Dior, joue les chattes heureuses sur le sofa, à plat ventre et une jambe en l’air, comme dans un tableau de Van Dongen.
— Tiens, fait-elle, le célèbre Sherlock qui revient sur le sentier de la guerre. Du nouveau, beau commissaire ?
— Un peu, dis-je.
Je montre le chèque à Gaumixte. L’armateur se met à trembler. Il glafouille : Ohohohohohohoho-hoh ! Interminablement. Ses mains s’avancent en décrivant un mouvement frétillant. Il bave. Ça coule long et argenté de sa bouche pleine d’or et de trous.
— Ohohohohohohohoh ! il continue.
Ça le fait suinter, l’émotion, la joie, la transe. Il transpire. Il fait pipi sur la moquette. Il lui sort de l’eau par tous les pores, par tous les orifices.
— Ben quoi, qu’est-ce y a ? s’inquiète Camille.
— Le chèque, le chèque, le chèque ! trembille Gaumixte.
Il se prend les mains à deux mains, se les pétrit, se les tord, se les allonge, les caoutchoute.
— Mais Dieu m’aime, alors ? Il me protège ! Je suis Son fifi, Son chouchou, dites ? C’est vous qui l’avez retrouvé, Antonio ? Oh, mon petit, mon aimé, ma joie d’être ! Mon bienvenu ! Mon précieux ! Mon besoin ! Mon salut ! Je vous bénis ! Je vous paierai ! Vous serez décoré, de tout ! Je vous ferai élire à l’Académie Goncourt, non : ça ne vaut plus le coup ; à la Française alors. Vous serez bicorné, chéri ! Vous aurez une épée, je vous d’offre ! En or, avec un pommeau de nacre et un fourreau tricoté par ma femme ! Je vous remercie, vous rends grâce ! A Dieu aussi ! Je vais faire maigre le vendredi, je ne mangerai plus que du veau ou du mouton, à la rigueur ! J’écouterai la messe à la radio, le dimanche en allant à la campagne ! Je ferai mes Pâques, à Pâques ! Ah, Seigneur, comme Ta volonté est bien faite ! Comme elle ressemble à la mienne ! Le chèque béni, sanctifié ! Ne le perdez pas, donnez-le-moi, j’en prendrai soin : j’ai un coffre ! Je vais l’enfermer. Il sera bien ! Une lampe brillera sans trêve à l’intérieur, je promets. Je monterai la garde devant avec un fusil ! Je changerai la combinaison de la serrure, je la brouillerai, je l’oublierai. Personne ne la saura plus jamais ! Il est douillet, mon coffre ! Il est climatisé, étanche : on peut couler, les requins ne l’auront pas. Et quant aux forceurs : tiens, fume ! Ah, merci ! Ah ! ce que je suis confortable ! Quelle félicité ! Quelle paix intégrale, organique et morale ! Radicale ! Entière ! Ah ! mourir sur l’heure, à la seconde ! Crever comme une bulle irisée dans le soleil. Ne plus être à force de bien être ! Ma jouissance continue ! Je ne suis plus qu’un interminable spasme ! Je me prolonge à l’infini. Je vais résonner dans les confins ! Mon orgasme est cristallin. Ma pâmoison ricoche à la surface du néant. Excusez-moi un instant, il faut que j’aille changer de slip !
Il sort.
— Il est poilant dans son genre, non ? murmure Camille. Un numéro pareil, je te jure ; ça mérite le voyage !
— Pas si louftingue qu’il y paraît, dis-je, il a ses moments de lucidité, tu ne crois pas, môme ?
Prudente, elle attend la suite.
Je la lui fournis sans tarder.
— Compliment, ma gosse, tu m’as bien possédé.
— Ah oui ? Où et quand ?
— L’autre nuit, dans l’auberge de mon copain. Tu jouais à la perfection les belles endormies…
Elle hoche la tête.
— J’avais des doutes, figure-toi. Car je savais que tu étais de la poule… Alors je t’ai observé du temps que je me rafraîchissais la petite Infante de Castille derrière le paravent.
« Y a rien de plus traître qu’un paravent, surtout s’il est chinois. A cause des charnières, tu piges ? Ça ménage des interstices. Je t’ai vu verser ta cochonnerie dans mon champ et j’ai tout de suite pigé que c’était pas de l’Alkaseltzer. J’ai fait semblant de boire, mais en vidant le contenu du verre dans mon corsage. Puis de m’endormir. Ensuite je t’ai vu fouiller mon sac, écouter la bande magnétique et filer. Moi je me suis barrée par la fenêtre… »
— Passionnant, ensuite ?
— Je me suis rabattue sur Gaumixte qui m’avait fait un fameux coup de gringue à l’hôtel d’Achille après votre départ et m’avait filé son adresse. Je lui ai tout raconté.
— Pourquoi ?
— Pour qu’il prévienne Hector. De nuit, je pouvais pas me rendre à bord. Je craignais que tu saches, après avoir lu mes fafs, que j’étais sa collaboratrice. Il aurait pu t’écrire pour t’annoncer notre prochain mariage…
— Ensuite ?
— Gaumixte m’a dit qu’il avait une idée pharamineuse. Il m’a proposé de voyager secrètement. Il me collait une cabine contiguë à celle du Vieux…
— Pour que tu puisses surveiller étroitement Pépère, n’est-ce pas, ma Gredine ? J’en sors, de ta cabine Belle Aurore (laquelle devient quand besoin est la cabine Fleur de France) et j’ai découvert qu’il existait un système de phonie entre les deux. Décidément tu es la reine de l’écoute toutes catégories. Mam’zelle Guette-au-trou, quoi !
Elle siffle entre ses jolies dents, gourmande :
— Eh ben, dis donc, t’en déniches des trucs sans en avoir l’air. Ouais, en effet, j’écoutais comporter ton Boss.
— Et Hector ne savait rien, bien sûr ?
— Non. Il me croyait à Paris.
— Pour quelle raison, ces cachotteries ? Pourquoi cette étroite surveillance du Vieux ?
Elle fait la moue.
— Oscar est un petit tyran qui veut tout savoir, tout dominer, tout contrôler. Il voulait pouvoir suivre au fur et à mesure, et sans attendre vos rapports, le cheminement de votre enquête. Et puis, sauf ma pudeur, il en pince sérieusement pour moi, et je pense qu’il a trouvé cet argument pour me séquestrer en douce, m’avoir à sa botte. Il m’a déclaré, à propos d’Hector, qu’il convenait de ne pas le troubler par ma présence à bord, de le laisser travailler seul.
Je la regarde bien entre les deux yeux.
— En outre, je gage (comme disait une bonniche de mes relations) qu’il t’a promis une coquette somme ?
– Ça me regarde !
— Tes une drôle de collaboratrice, miss Détective. Et une encore plus drôle de fiancée ! Tu sais qu’Hector a voulu se buter pour toi, après t’avoir découverte dans la salle de bains, tantôt ? Il est à l’infirmerie.
Elle se marre.
— Sacré Totor, je savais bien que c’était une truffe !
Retour de Gaumixte sur, en arrière-fond sonore, un gargouillement de chasse d’eau[26].
Il est épanoui, un tant soit peu calmé.
— Ce chèque, San-Antonio bien-aimé ; mon ami, mon fabuleux destin, ce chèque, montrez-le-moi encore, je vous en supplie !
Bon cœur, je lui déballe.
— Je peux l’embrasser ? me dit-il.
Il le baise.
— Bien vrai, vous ne voulez pas me le remettre ?
— A la date prévue, c’est-à-dire à la fin de la croisière !
— Bon, alors tant pis, j’attendrai, je me morfondrai. Je prierai pour lui, pour son salut ! Ne le perdez pas ! Ah non, ne le perdez pas, je vous l’interdis ! Et pas de disparition, hein ? Vous allez coucher ici, avec nous, prendre vos repas en notre compagnie ! On ira aux toilettes ensemble. On se baignera dans la même baignoire ! Vous êtes dorénavant mon frère siamois, Antoine. Mon ombre, ma projection. Faites-le voir une fois encore ! Ah ! la merveille ! Qu’il est donc beau, bien dodu avec ses zéros, magnifiquement signé, artistiquement barré ! Où était-il ?