C’est plus impitoyable qu’à la première débandade. Plus désordonné. Elle a plus de retenue, la Méditerranée, la voilà devenue dingue en plein. Enragée pour ainsi dire. Elle en a marre de la ligne d’horizon ; elle veut se foutre à la verticale, une bonne fois. Elle se cigogne les courants marins, se remonte les vagues de fond. Les poissecailles se sentent pousser des ailes. Oh en voit se péter la frime contre les vitres. Des dorades deviennent soles, sous le choc. Des rougets se déguisent en limandes.
Mes deux follettes sont agrippées à la table. Poussant des cris de pintades coursées par un vilain chien.
— Raymond ! appelé-je, viens par ici, mon pote !
— Je ne peux pas, il geint ! Ça recommence, je vais m’écraser.
— Penses-tu, chéri, t’es bien trop dodu ; avec un répondant pareil, t’es paré côté amortissage.
Je l’arrache à son radeau. On décrit une longue glissade. On se récupère. Je l’emporte comme un naufragé. Il se tient à moi, mois je tiens à lui. C’est la valse envoûtante, pleine de pirouettes accélérées. On rotationne, on grand-écarte. On dégouline contre les cloisons. On s’accroche des poignées de lourde à la braguette. On perd des boutons. On se lacère ; on se la serre, onze lazers ! Vroutt ! On devrait renoncer, mais j’obstine. Voilà qu’il fait du jumpinge, le Mer d’Alors. Il bondit par-dessus des obstacles mémorables. C’est devenu d’Oriola sur son bourrin, (l’ancien, le médaillé). Et hop là là ! Et youp ! Encore une ! On l’applaudit très fort ! Il est fasciné par les fascines, le Mer d’Alors. Comment qu’il te les remue, ses tonneaux, le bougre ! Il doit nougater, son arbre d’hélice, se mettre en huit, pardon : en « 8 » il tire-bouchonne, il ondule ! On va l’avoir à la pointe du radadar, l’hélice, après ce reliquat de séisme. On sera déguisé en hélicoptère façon Jules Verne. Elle s’achèvera en zeppelin, la belle croisière. Il sera ainsi puni de sa farouche aversion pour l’avion, Gaumixte.
Malgré toutes ces encombres, ruades et cabrioles, malgré nos bousculades et nos sauts périlleux, nonobstant ces figures de danse et ces prises de catch, on atteint la cabine Belle Aurore.
Raymond s’affale dans un fauteuil fixe (on visse les plus gros au plancher).
— Je suis tout étourdi, lamente le palpeur d’abdomens.
– Ça t’empêche pas d’entendre, hein, Manon ? Alors déguste ! lui dis-je en branchant le magnéto.
Il a retapissé la combine avant d’entendre l’enregistrement, Raymond. Le temps que zonzonne l’enrouleur, il s’est fait une idée de la chose. Il réécoute leur petite converse, à Métis et à lui. Je l’observe, m’attendant à le voir tourner blême. Pourtant, chose inattendue, au fur et à mesure que l’appareil restitue leurs répliques, ses traits s’affermissent, je crois que ce qui l’a dopé, c’est l’avertissement liminaire de Métis : « Dis-toi bien qu’il ne sait rien, j’en ai eu la preuve. » On aurait dit que ça le soulageait. Et alors je pige un truc primordial, mes canards boiteux : « Raymond est relaxe parce que l’enregistrement n’a pas fonctionné plus tôt. Entre l’instant où je quittais la cabine voisine pour venir déclencher l’appareil dans celle-ci et le moment où l’enregistreur s’est mis à tourner, les deux gaillards se sont dit quelque chose d’essentiel. Ils ont parlé du pot aux roses. Du coup, Raymond est tout joyce de constater que je n’ai pas repiqué les paroles irrémédiablement confondantes. »
L’émission cesse.
— Votre avis, Monseigneur Gant de Crin ? lui demandé-je.
Il secoue la tête, ce qui ne nécessite pas un gros effort lorsqu’on est secoué comme les billes numérotées de la Loterie Nationale pendant le tirage.
— Je ne sais rien !
Je lui souris.
— J’ai idée que tu vas devenir une vraie petite reine, en prison, Raymonde ! Tu seras appréciée là-bas. Rien que des bonshommes ; un rêve !
— Je n’ai rien, à me reprocher.
— Toi, peut-être pas, car t’as seulement la conscience élastique, mais moi si, Raymond. Moi si !
Je tapote sur ma nuque encore douloureuse.
— Voies de faits sur la personne d’un officier de police, mon lapin, ça débute mal ton tableau d’affichage.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Je me suis renseigné : t’as quitté la corrida peu de temps après nous. Tu as couru nous attendre chez la grosse vachasse du port où vous deviez aller faire des orgies espagnoles au cours des précédentes croisières. Dans ton box de masseur y a un beau certificat encadré annonçant que tu es licencié de karaté, bébé rose. Lorsque je suis entré dans la chambre, sur les talons de la belle pédale à perruque rousse, tu m’as allongé d’une manchette impec. Salutation, c’était de la belle ouvrage. Faudra que tu m’apprennes ce coup-là, fleur de zéphyr.
Je retrousse ma manche.
— Où les choses se compliquent encore, ma vieille guenille, c’est quand la môme Métis m’a fait une piqûre de sirop de bavardage, là… Tu vois, ce tout petit point rouge à travers mes poils ? Vous commenciez à paniquer, tous, de me voir draguer dans votre petit domaine d’embrocateurs et poser des questions insidieuses. Vous vouliez coûte que coûte savoir où nous en étions. Alors le sérum of verity, pas vrai ? Téméraire, mais sportif. Vous m’avez questionné et je vous ai révélé depuis mon faux coma que je ne savais rien, ce qui vous a requinqué le moral. Au réveil, je me suis senti beaucoup plus vasouillard qu’on ne l’est à la suite d’un gnon. Tu sais, ça n’est pas le premier pain que j’efface, je connais les doses, leurs conséquences. J’ai senti qu’il y avait autre chose. Vous avez cru bien faire en retardant ma montre pour que je ne réalise pas la durée de mon cirage. Faut jamais trop en remettre dans ces coups hardis, mes poupées. La première horloge rencontrée à renforcé mes doutes. Enfin, faut que je t’avoue que l’ecchymose à la pommette de Métis me paraissait un peu bidon. La preuve c’est qu’elle a complètement disparu de sa jolie frimousse lorsqu’elle s’est démaquillée. Et puis l’histoire du Nègre… Métis, la grosse taulière d’un commun accord… Pour détourner tous soupçons de toi. Vous cherrez avec vos inventions, mes fifilles ! Vous avez mal assimilé Tintin. Un Nègre ! Tout de suite ! Evidemment, qu’est-ce qu’il y a de plus éloigné de toi, comme signalement ? Bricoleuses, va ! Petites brodeuses à tronches de linottes ! Ça marche avec votre passion de la mythologie. Tu veux que je te dise, Raymond ? Vous êtes des mythomanes !
Je me tais, me retrouvant les quatre fers en l’air sous la table à la suite d’un vilain caprice marin.
— Dis-moi la vérité, Raymond, tu sais bien qu’à présent c’est du peu au jus, elle est en marche, on l’attend ! A quoi bon regimber, ergoter ? A quoi bon retarder l’inévitable ? Dans les associations de malfaiteurs de ce genre, c’est toujours celui qui s’affale le premier qu’on dorlote, qu’on épargne. Mets-toi à table, t’auras du dessert.
La bourrique secoue la tête.
— Je n’ai rien à dire !
— Bouge pas, minus, mon camarade Bérurier saura te faire parler. Si tu savais tous les farouches gorilles qu’il a rendu loquaces ; et sans sérum de vérité ! Aux cartilages, mon pote ! Il travaille entièrement à la main, Béru. C’est le dernier artisan du passage à tabac.
— Je n’ai rien fait de mal, monsieur le commissaire, je le jure ! Si : je vous ai frappé, je l’avoue. A part ça, j’ai la conscience en repos.
— T’as dû la traiter à l’anesthésique, ta conscience. Tu oublies qu’outre les disparus, il y a deux morts dans cette affaire depuis le départ.
Il bondit :
— Que dites-vous ! Deux morts ?
— Deux vrais, plus remplis de balles qu’une cible de tir militaire. La guillotine vous tend les bras, camarade. Et si je peux me permettre cette boutade forte, vous n’y couperez pas !