— Qu’est-ce t’en as fait, de ta crémière, dis, nouille molle ! Tu l’as foutue à la sauce, hein, crapule ? Passée par l’hublot de ta cabine, je suis sûr. Découpée en morceaux et filée par les chiottes ?
C’est sur ces entre-fêtes que nous radinons. L’Excellence nous voit d’emblée et son extase se démembre. Elle glapit des protestations. Elle jappe !
— Là, là ! Je veux pas ! fait-elle. Regardez ! Non ! Va-t’en ! Plus jamais. Fini !
Le ministre trépigne si fort que le Mammouth laisse retomber son bras épuisé.
Pinaud s’est déjà rapproché. Félix a rabattu le couvercle du piano. On a droit peu à peu à une attention qui, pour être générale, n’a rien de militaire.
Durant (et même Dupont) un certain bout de moment, les assistants considèrent la dame ministre comme Hamlet (au lard) considère le fantôme à papa. Sauf le mari. Alors lui, il le sait directo qu’on batifole dans le réel. Il n’en doute pas de ses sens. Il les redoute seulement. Il les abomine ! Les réfute ! N’en veut plus ! Il tombe de charribe en chie-là ! La dégodanche en chute libre ! La déception sans parachute, mes frères ! Des années de dure patience lui tournent en vinaigre. Il la trouve mauvaise, l’Excellence ! Intolérable ! Il y a une sarabande de meurtres dans son œil ministériel. Seules diffèrent les techniques, la victime reste la même. Il secoue la tête ! Il fait non avec le doigt ! Il doit faire également non avec le sexe, comme les manchots.
— Défendu ! glapit-il. Interdit ! Je refuse ! Je dénonce ! Arrière ! Pouce ! Terminé ! Plus question ! Trop tard !
Des larmes lui perlent. Il secoue la tronche pour s’égoutter. Il vient à sa légitime, lui promène le bout de la main sur les contours pour la réaliser de tactu, s’augmenter l’horreur, savourer des effrois paroxysmiques ;
— Je te croyais morte, tu comprends ? explique-t-il presque doucement, presque gentiment. Noyée, engloutie, dépecée par mille et un poissons. Digérée par les abîmes ! Je respirais, j’étais heureux, fier de mon existence ! J’avais du soleil plein l’horizon. Mon cœur flamboyait comprends-tu, ma douceur ? Je me disais : « Ça y est, j’en suis débarrassé. Je ne la reverrai plus ; plus jamais ! Si tu savais mon allégresse ! Ma joie farouche, immense, profonde ! La vie en rose, en bleu ! Comme c’était délectable de se sentir disponible. Comme je jouissais ! Je me répétais : « Elle est morte, crevée, finie ! » Ah, cette suave musique ! Ah ! ce chant prodigieux ! « La garce salope », songeais-je ! « Le poussah repoussant ! L’horreur précolombienne ! La momie rance ! L’épouvantail ! » Enfin anéantis, enfin rayés, biffés, annulés. Je dansais de joie dans ma cabine ! J’en souillais mon pyjama, la nuit, de cette trop belle réalité en forme de rêve. Et puis te revoici, ma tendresse. Plus hideuse que jamais, plus rébarbative ! Plus grotesque ! Houri, gueule d’empeigne, mégère, carabosse ! Vision dantesque ! Funeste habitude ! Caricature de caricature ! Gargouille pour gueule de bois ! Flétrissure ! Harnais ! Poisson-chat ! Cilice ! Je hais jusqu’à tes chromosomes les plus furtifs, ma chérie ! Mon amour putride ! Ma chère compagne. Mon avarie de machine ! Ma tendre aberration. Je vivais de ne plus te voir ! Si tu restes, je vais mourir…
Mme du Gazon, soit dit entre nous, aurait, à l’écoute de telles paroles, quelque motif de mécontentement. Elle pourrait montrer de l’aigreur ou de la peine, au moins du ressentiment, non ? Eh ben, pas du tout, les gars ! Elle hoche aimablement sa tête de chouette déplumée et déclare :
— Je partage trop ton mal pour ne pas le comprendre et n’y pas compatir, Loulou. Si je réapparais, ça n’est pas de ma faute, mais de la faute à ce garçon (elle me désigne) qui m’a débusquée comme le chasseur débusque le gibier. Que veux-tu, il est flic. Sans lui tu n’aurais jamais plus entendu parler de moi. On m’aurait rayée de l’état civil et nous aurions fini nos jours en beauté puisque loin l’un de l’autre !
— Mais où étais-tu, belle horreur ?
Elle sourit :
— Escamotée, cachée dans un adorable, bien qu’exigu, logement secret aménagé derrière le sauna.
Bérurier gnaf-gnafe des naseaux.
— Un logement secret ? Qu’est-ce c’est qu’c’te bourde ?
— Textuel, commandant ! En cachette de la Compagnie Pacqsif, quelques personnalités du bord, parmi lesquelles ton prédécesseur, le médecin, son assistant, et les deux masseurs ont mis au point un trafic d’un genre absolument nouveau… Leur organisation se nomme le PD, n’est-ce pas, chère madame ?
— Exact ! répond la réapparue.
— Ce qui, poursuis-je, signifie : « Paradis Définitif ». Le PD, donc, permettait à certaines personnes, lassées du monde à des titres divers, de disparaître une fois pour toutes sans laisser de traces.
— Un syndicat de meurtre ? demande Pinuche.
— Que non, ma vieille Baderne-Baderne, un syndicat de vie, au contraire.
— Je pige pas, avoue Béru.
— Tu vas, promets-je. Les disparus sont tous des gens riches qui minutieusement, grâce au PD, préparaient leur sortie de l’univers où ils s’ennuyaient. Ils le quittaient brusquement, mais après avoir pris toutes les dispositions financières nécessaires.
— Bref, c’t’une nouvelle affaire Petiot ? coupe la Gonflure.
— Que nenni ! Petiot brûlait ses victimes pour les faire disparaître, le PD, lui, se contente de les faire bronzer au soleil de la glorieuse Grèce. Dans la partie escarpée de l’île Dékonos a été aménagé un domaine princier où les blasés coulent des jours paradisiaques. Cette magistrale combine a été conçue et mise au point par Hanne, le masseur. C’est lui qui, soit pendant les croisières, soit à son cabinet de la Côte d’Azur où il pratique pendant les inter-saisons, recrutait les évadés de la civilisation. Des vieilles filles esseulées, des gens saoulés de contraintes, des demi-infirmes, des personnes excédées par la vie conjugale, comme c’est le cas de Mme du Gazon…
— Comme je les comprends ! soupire Félix. Ah ! que n’ai-je assez de biens pour aller me réfugier dans leur merveilleux ermitage. Loin des lycées qui sentent et sentiront toujours l’urine et la craie écrasée. Loin des incohérences académiques et des ingratitudes enfantines ! Comme il doit être bon de vivre en se sachant radié de l’état civil. Oui, un bateau était bien le lieu idéal pour disparaître ! A partir du moment où l’on ne vous y voit plus, on vous déclare péri en mer ! Rendez-moi cette justice, messieurs, que j’avais vaguement subodoré la chose. Je vous fis même observer, aujourd’hui même, que les disparitions s’étaient toutes opérées avant Dékonos… Bérurier, vous êtes décidément un cancre. Vous ne passerez jamais dans la classe supérieure. Je viens de vous regarder agir. Vous êtes bête comme la matière et encore plus inerte qu’elle !
Troublé ou songeur, le Gros s’abstient de représailler. Il subit l’opprobre sans paraître s’en émouvoir.
— Dis-moi, petite fille, murmure le ministre. Puisque tu avais arrêté tes dispositions… Est-ce qu’on ne pourrait pas faire comme si ?
Sa femme secoue la tête :
— Non, Loulou, non, mon pauvre ami. Pour être valable, cette combinaison devait être ignorée. Comment coulerais-je des heures de félicité en sachant que tu sais ? En sachant que d’autres savent ! Plus on a de complices, moins on est en sécurité. Que veux-tu, mon grand fou, il faut se résigner, reprendre le collier, rentrer dans ses brancards. On va continuer de se haïr farouchement et de se sourire. Tu te consoleras à la va comme je te pousse avec tes minets, moi je m’étourdirai avec mes gigolos entre une réception à l’Elysée et le gala des Petits Lits Blancs. Mais au fait ! Qui aperçois-je là ? N’est-ce point Archimède ? Archimède ! Boule de neige adorée ! Qu’est-ce que tu fiches ici, ma gazelle du désert ?