Berthy, en parfaite maîtresse de maison, préside la tablée. Elle a pris le chef mécanicien à sa gauche, car il est joli garçon, et Félix à sa droite, car elle continue d’en user. Au bout, tout là-bas, Alfred fait la gueule. Il crève de jalousie, le merlan. M’étonnerait qu’il ne contractât pas une jaunisse avant la fin de la croisière. Voyant sa rogne, Béru qui a fait le tour de la salle à manger pour souhaiter « bonne appétit » à tout son monde, lui glisse à l’oreille :
— Pousse pas cette frime funèbre, Freddo, tu sais bien que dans sa Ford intérieure tu restes son préféré !
— Messieurs, déclare Félix, tout de suite après le velouté à la queue et aux oreilles de taureau, je nous félicite pour la célérité avec laquelle nous avons mené à bien cette enquête. Songez que quarante-huit heures ne se sont pas écoulées depuis que nous avons quitté Cannes.
Il croise ses mains noueuses et continue :
— Il nous reste à lever l’hypothèque du couple trucidé. Je propose donc le plan d’action suivant : Petit a, retrouver les cadavres ; petit b, découvrir le meurtrier. En ce qui concerne la première partie du plan, il serait souhaitable, je pense, de procéder à une révision du facteur temps. Il m’est avis, messieurs, que, sur ce point, vous fûtes victimes d’une illusion collective, et que vous commettez une erreur en affirmant que ces deux morts furent escamotés en quelques secondes. Il est impossible d’extraire deux corps d’une malle et de les coltiner dans une coursive jusqu’à une cabine, fût-elle très proche de ladite malle, en un laps de temps aussi court. D’autant plus, messieurs, que les cleptonécromanes ne pouvaient pas prévoir que vous abandonneriez la malle en cours de transport. Imaginons qu’ils vous eussent suivis sans que vous vous en aperçussiez et qu’ils profitassent de l’occasion. Peut-on admettre qu’ils disposassent d’une cachette opportune dans la région même de l’ascenseur ? Je me garde d’accepter une telle version, messieurs ! Mon cartésianisme hériditaire s’y refuse ! Autre chose encore : ces personnages occultes se doutaient bien que vous conduisiez les défunts à la morgue. S’ils voulaient récupérer leurs dépouilles, ils eussent eu tout le loisir de le faire, postérieurement, en ce local désert. Par conséquent…
Le commandant Bérurier abaisse son assiette creuse qu’il portait à sa bouche pour en mieux absorber le contenu.
— Par conséquent, tu continues à nous cavaler sur l’haricot, Félisque, dit-il. Ce que tu bonnis là, on se l’est déjà dit, pas au subjonctif, mais on se l’est dit quand même. Le hic, dans ce turbin, c’est qu’a pas d’explication aucune ! Car on s’est pas berluré sur le temps. On a p’t’être pas des zézettes d’éléphants, nous autres, mais on possède des cervelles copieuses, le format grand garçon, mon pote ! Avec la manière de s’en servir. Et puis si, écoute, Félisque, d’esplication, y peut en exister une. Pas trente-six, ni trois, ni deux : juste une ! Seulement celle-là, ça me ferait trop tarter de la prendre en sidération, mon grand panais…
D’un commun accord, la tablée se récrie ! On veut la savoir, l’hypothèse du Gros. Il n’a pas le droit de nous cacher ça, Béru.
Il vide son verre, exhale un rot déguisé en soupir et déclare :
— Un moment, je m’ai dit que seul le Nègre avait eu le temps d’opérer. Tirer la malle, ouvrir un hublot, sortir les macchabées, les virer dans la tisane, refermer… Que tchi ! Même très fort, même très rapide, il pouvait pas, car jamais le copain Argentin serait pu passer par un hublot. Et puis les z’hublots sont vissés. Donc, reste une unique possibilité : que ça soye Alfred et toi qu’aient chouravé les viandes froides et que vous les eussiez planqué dans la penderie de la cabine où que vous opériez votre honteux trafique !
D’un autre accord commun, la tablée se re-récrié :
— Et quoi, Alfred et le professeur, impliqués dans un recel de cadavres ? Mais pour quoi, grand Dieu !
Béru toque son verre du couteau pour réclamer le silence.
— Si vous voudriez bien écraser un peu, m’sieurs-dames, je vous objecterai que j’ai prévenu à l’avance ! Je ne prends pas cette solution en sidération ! Il n’empêche, comme dit mon ami Melba, que c’est la seule, l’unique ! La porte de leur cabine était à côté de la malle et y z’étaient à deux ! Là-dessus on tire une traite sur la question et on cause d’aut’chose.
Comment causerions-nous d’autre chose après de telles paroles ?
Les deux incriminés ont beau s’indigner, leurs protestations ont des accents fêlés.
A la fin, devant notre mutisme, ils s’étouffent et se taisent.
C’est écrit sur le journal du bord. A partir de 21 heures dans le grand salon, y est-il précisé. Le célèbre fakir hindou Tumla Skourà dans son numéro unique au monde. Le seul fakir qui soit authentiquement hindou et qui réussisse le nœud volant, le cimeterre sous la lune, le voile enchanté et la germination instantanée. On décide d’aller applaudir le phénomène. Officiellement, c’est pour distraire Marie-Marie. En réalité, on se pèle un peu, entre la jaffe et la dorme, et tous les expédients sont bons pour se divertir. Surtout que, depuis la suspicion soulevée par Béru à propos des deux camarades intimes de Berthe, ça flotte dans nos rangs. On évite de se regarder. On parle en baissant la voix, bref, on se sent tous un peu Judas et honteux de l’être.
Tumla Skourà, contrairement à la tradition, c’est pas un gros mec né natif de Romorantin qui s’enturbanne le cassis pour planquer sa calvitie. Ça se vérifie illico qu’il est hindou pour de bon, ce gus. Il s’est pas passé la frite au brou de noix, ni mis d’anneaux aux oreilles. Il porte pas une barbouzette d’astrakan taillée en pointe et collée à la gomme végétale. Il a pas un costar flottant, des futals à la plus-besoin-de-gogues, ni des manches gonflantes pour servir de planque à une basse-cour magique.
C’est un grand beau mec, bien découplé, comme on disait de votre temps, loqué d’un habit bleu nuit taillé impec. Il n’a ni barbe ni boucles d’oreilles. Sa morpho naturelle suffit pour l’accréditer. Son teint bistre, ses yeux de braise, ses sourcils « bien charnus », comme le fait observer Bérurier, sont autant de « labels d’origine ». Label et la bête, la belle bête que voilà !
Il travaille pas avec une partenaire, lui ; mais il a un petit boy de son pays, sorti d’un bouquin de Kiplinge. Le môme ne porte qu’un short blanc. C’est lui qui passe les ustensiles au Maître. Sur les prospectus préalablement distribués, ça raconte comme quoi il est fils de maharadjah, le fakir ! Un typhon a détruit son palais, ses éléphants blancs, balayé ses récoltes de bois sacré, anéanti ses serviteurs. Ne lui reste plus que le petit boy, miraculeusement rescapé du séisme. Son domaine, c’était le maharadjahra d’Akelbrakmahr, sur la gauche en sortant de Bombay, vous pouvez regarder la carte, il figure encore sur les éditions d’avant 1964. Ruiné, le vice-maharadjah a mis à profit ses talents de fakir diplômé de la Faculté de Tapis volants de Dassô pour subsister. Son but, c’est de le rebâtir un jour, le palais ancestral. Seulement, au prix qu’est le marbre rose de nos jours et le kilo d’éléphant blanc sur pied, il n’est pas encore au bout de ses peines.
Tout ce préambule pour vous expliquer qu’un courant de sympathie s’établit illico entre le fakir et le public. Les gens aiment bien les princes ruinés, les putains rédemptées, les voyous écrivains et les généraux sauveurs ! Ça les maintient dans les chemins du christianisme. C’est le merveilleux authentifié.