Sempé (et Goscinny)
Le Petit Nicolas
Tome 3
Les vacances du petit Nicolas
(1962)
Une studieuse année scolaire s’est terminée. Nicolas a remporté le prix d’éloquence, qui récompense chez lui la quantité, sinon la qualité, et il a quitté ses condisciples qui ont nom : Alceste, Rufus, Eudes, Geoffroy, Maixent, Joachim, Clotaire et Agnan. Les livres et les cahiers sont rangés, et c’est aux vacances qu’il s’agit de penser maintenant.
Et chez Nicolas, le choix de l’endroit où l’on va passer ces vacances n’est pas un problème, car...
C’est papa qui décide
Tous les ans, c’est-à-dire le dernier et l’autre, parce qu’avant c’est trop vieux et je ne me rappelle pas, Papa et Maman se disputent beaucoup pour savoir où aller en vacances, et puis Maman se met à pleurer et elle dit qu’elle va aller chez sa maman, et moi je pleure aussi parce que j’aime bien Mémé, mais chez elle il n’y a pas de plage, et à la fin on va où veut Maman et ce n’est pas chez Mémé.
Hier, après le dîner, Papa nous a regardés, l’air fâché et il a dit :
— Écoutez-moi bien ! Cette année, je ne veux pas de discussions, c’est moi qui décide. Nous irons dans le Midi. J’ai l’adresse d’une villa à louer à Plage-les-Pins. Trois pièces, eau courante, électricité. Je ne veux rien savoir pour aller à l’hôtel et manger de la nourriture minable.
— Eh bien, mon chéri, a dit Maman, ça me paraît une très bonne idée.
— Chic ! j’ai dit et je me suis mis à courir autour de la table parce que quand on est content, c’est dur de rester assis.
Papa, il a ouvert des grands yeux, comme il fait quand il est étonné, et il a dit : « Ah ? Bon. »
Pendant que Maman débarrassait la table, Papa est allé chercher son masque de pêche sous-marine dans le placard.
— Tu vas voir, Nicolas, m’a dit Papa, nous allons faire des parties de pêche terribles, tous les deux.
Moi, ça m’a fait un peu peur, parce que je ne sais pas encore très bien nager ; si on me met bien sur l’eau je fais la planche, mais Papa m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il allait m’apprendre à nager et qu’il avait été champion inter-régional de nage libre quand il était plus jeune, et qu’il pourrait encore battre des records s’il avait le temps de s’entraîner.
— Papa va m’apprendre à faire de la pêche sous-marine ! j’ai dit à Maman quand elle est revenue de la cuisine.
— C’est très bien, mon chéri, m’a répondu Maman, bien qu’en Méditerranée il paraît qu’il n’y a plus beaucoup de poissons. Il y a trop de pêcheurs.
— C’est pas vrai ! a dit Papa ; mais Maman lui a demandé de ne pas la contredire devant le petit et que si elle disait ça, c’est parce qu’elle l’avait lu dans un journal ; et puis elle s’est mise à son tricot, un tricot qu’elle a commencé ça fait des tas de jours.
— Mais alors, j’ai dit à Papa, on va avoir l’air de deux guignols sous l’eau, s’il n’y a pas de poissons !
Papa est allé remettre le masque dans le placard sans rien dire. Moi, j’étais pas tellement content : c’est vrai, chaque fois qu’on va à la pêche avec Papa c’est la même chose, on ne ramène rien. Papa est revenu et puis il a pris son journal.
— Et alors, j’ai dit, des poissons pour la pêche sous-marine, il y en a où ?
— Demande à ta mère, m’a répondu Papa, c’est une experte.
— Il y en a dans l’Atlantique, mon chéri, m’a dit Maman.
Moi, j’ai demandé si l’Atlantique c’était loin de là où nous allions, mais Papa m’a dit que si j’étudiais un peu mieux à l’école, je ne poserais pas de questions comme ça et ce n’est pas très juste, parce qu’à l’école on n’a pas de classes de pêche sous-marine ; mais je n’ai rien dit, j’ai vu que Papa n’avait pas trop envie de parler.
— Il faudra faire la liste des choses à emporter, a dit Maman.
— Ah ! non ! a crié Papa. Cette année, nous n’allons pas partir déguisés en camion de déménagement. Des slips de bain, des shorts, des vêtements simples, quelques lainages...
— Et puis des casseroles, la cafetière électrique, la couverture rouge et un peu de vaisselle, a dit Maman.
Papa, il s’est levé d’un coup, tout fâché, il a ouvert la bouche, mais il n’a pas pu parler, parce que Maman l’a fait à sa place.
— Tu sais bien, a dit Maman, ce que nous ont raconté les Blédurt quand ils ont loué une villa l’année dernière. Pour toute vaisselle, il y avait trois assiettes ébréchées et à la cuisine deux petites casseroles dont une avait un trou au fond. Ils ont dû acheter sur place à prix d’or ce dont ils avaient besoin.
— Blédurt ne sait pas se débrouiller, a dit Papa. Et il s’est rassis.
— Possible, a dit Maman, mais si tu veux une soupe de poisson, je ne peux pas la faire dans une casserole trouée, même si on arrive à se procurer du poisson.
Alors, moi je me suis mis à pleurer, parce que c’est vrai ça, c’est pas drôle d’aller à une mer où il n’y a pas de poissons, alors que pas loin il y a les Atlantiques où c’en est plein. Maman a laissé son tricot, elle m’a pris dans ses bras et elle m’a dit qu’il ne fallait pas être triste à cause des vilains poissons et que je serai bien content tous les matins quand je verrai la mer de la fenêtre de ma jolie chambre.
— C’est-à-dire, a expliqué Papa, que la mer on ne la voit pas de la villa. Mais elle n’est pas très loin, à deux kilomètres. C’est la dernière villa qui restait à louer à Plage-les-Pins.
— Mais bien sûr, mon chéri, a dit Maman. Et puis elle m’a embrassé et je suis allé jouer sur le tapis avec les deux billes que j’ai gagnées à Eudes à l’école.
— Et la plage, c’est des galets ? a demandé Maman.
— Non, madame ! Pas du tout ! a crié Papa tout content. C’est une plage de sable ! De sable très fin ! On ne trouve pas un seul galet sur cette plage !
— Tant mieux, a dit Maman ; comme ça, Nicolas ne passera pas son temps à faire ricocher des galets sur l’eau. Depuis que tu lui as appris à faire ça, c’est une véritable passion chez lui.
Et moi j’ai recommencé à pleurer, parce que c’est vrai que c’est chouette de faire ricocher des galets sur l’eau ; j’arrive à les faire sauter jusqu’à quatre fois, et ce n’est pas juste, à la fin, d’aller dans cette vieille villa avec des casseroles trouées, loin de la mer, là où il n’y a ni galets ni poissons.
— Je vais chez Mémé ! j’ai crié, et j’ai donné un coup de pied à une des billes d’Eudes.
Maman m’a pris de nouveau dans ses bras et elle m’a dit de ne pas pleurer, que Papa était celui qui avait le plus besoin de vacances dans la famille et que même si c’était moche là où il voulait aller, il fallait y aller en faisant semblant d’être contents.
— Mais, mais, mais..., a dit Papa.