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Je sursautai en reconnaissant brusquement cette construction ; n’eût été la peur des Morlocks, j’aurais crié ma joie de retrouver ce repère rassurant ! C’était le monument que j’avais fini par appeler le Sphinx Blanc – structure qui m’était devenue familière, en ce lieu même, lors de ma première incursion dans l’avenir. C’était presque comme si je saluais un vieil ami !

J’arpentai en tous sens le versant sablonneux de la colline derrière la machine et me remémorai l’aspect sous lequel je l’avais découvert. Ce site était alors une pelouse entourée de rhododendrons mauves et violets – ces arbustes qui avaient déversé leurs fleurs sur moi lors d’une tempête de grêle le jour de mon arrivée. Et, dominant confusément le tout de sa masse d’abord indistincte sous l’averse, il y avait eu la forme imposante de ce Sphinx.

Et me voilà de nouveau ici, cent cinquante mille ans avant. Arbustes et pelouses avaient disparu – et, supposai-je, n’accéderaient jamais à l’existence. Le jardin ensoleillé avait été remplacé par ce désert morne et obscurci et n’existait plus à présent que dans les profondeurs de mon esprit. Mais le Sphinx était bien là, solide comme la vie et presque indestructible, semblait-il.

Je tapotai les panneaux de bronze de son piédestal avec un sentiment proche de l’affection. En quelque sorte, l’existence du Sphinx, ce prolongement de ma précédente visite, m’assurait que tout ceci n’était pas le fruit de mon imagination, que je n’étais pas en train de perdre la raison dans quelque recoin sombre de ma demeure en 1891 ! Tout cela était objectivement réel et, sans aucun doute, se conformait – comme le reste de la Création – à une logique quelconque. Le Sphinx Blanc était un élément de cette logique et c’était seulement mon ignorance et les limitations de mon esprit qui m’empêchaient d’en apercevoir le reste. J’en fus ragaillardi et me sentis à nouveau pleinement déterminé à poursuivre mes explorations.

Instinctivement, je contournai le côté du piédestal le plus proche de la Machine et, à la lueur de ma bougie, examinai le panneau de bronze décoré. C’est à cet endroit, me souvins-je, que les Morlocks – dans l’autre Histoire – avaient ouvert le socle creux du Sphinx, avaient traîné la Machine à l’intérieur du piédestal dans l’intention de me prendre au piège. Je m’étais approché du Sphinx avec un caillou et avais martelé ce même panneau – ici, exactement ; je caressai les ornements du bout des doigts. J’avais aplati quelques-uns des serpentins du panneau, en vain. Et voici qu’à présent je trouvais ces serpentins fermes et non déformés sous mes doigts, absolument intacts. Il était étrange de penser que ces serpentins ne connaîtraient pas le courroux de ma pierre avant des millénaires – et même ne le connaîtraient jamais.

Je décidai de m’éloigner de la machine et de poursuivre mon exploration. Mais la présence du Sphinx m’avait rappelé l’horreur qui m’avait étreint quand j’avais perdu la Machine saisie par les griffes des Morlocks. Je tapotai ma poche – au moins, sans les manettes en ma possession, il serait impossible de faire fonctionner la Machine – mais il n’y avait pas d’autre obstacle qui pût empêcher ces repoussantes créatures de grimper sur mon véhicule dès que je l’aurais quitté, voire de le démonter et de le dérober une fois de plus.

En outre, dans ce paysage de ténèbres, comment pourrais-je éviter de me perdre ? Comment pourrais-je être sûr de retrouver la Machine dès que je me serais éloigné d’elle de plus de quelques yards ?

J’y réfléchis quelques instants ; mon désir d’aller plus avant luttait avec mon appréhension. Puis j’eus soudain une idée. J’ouvris mon havresac et en tirai mes bougies et mes blocs de camphre. Dans une brutale précipitation, j’enfonçai ces objets dans des crevasses ménagées par la construction complexe de l’engin. Puis j’en fis le tour avec des allumettes enflammées jusqu’à ce que resplendissent tous les blocs de camphre et toutes les bougies.

Je me reculai pour admirer non sans quelque orgueil mon œuvre rougeoyante. Les flammes des bougies se reflétaient sur le nickel et le cuivre polis, si bien que la Machine transtemporelle s’illuminait comme une décoration de Noël. Dans ce paysage obscurci, avec la Machine plantée sur ce flanc de colline dénudé, je pourrais voir ma balise depuis une distance respectable. Avec un peu de chance, les flammes éloigneraient les éventuels Morlocks. Dans le cas contraire, je devrais immédiatement constater la réduction des flammes et pourrais revenir au pas de course livrer bataille aux intrus.

Je caressai la lourde poignée du tisonnier. Je crois qu’une partie de mon être souhaitait précisément pareille issue ; je ressentis un picotement dans les mains et les avant-bras au souvenir du choc bizarrement flasque de mes poings sur les mufles des Morlocks.

En tout cas, j’étais maintenant paré pour mon expédition. Je ramassai mon Kodak, allumai une petite lampe à huile et traversai la colline, faisant halte tous les quatre ou cinq pas pour vérifier que la Machine transtemporelle demeurait intacte.

5. Le puits

J’élevai ma lampe, mais sa lumière ne portait qu’à quelques pieds. Le silence était total – pas un souffle de vent, pas le moindre filet d’eau ; et je me demandai si la Tamise coulait encore.

Faute de destination précise, je résolus de me diriger vers le site du vaste réfectoire dont je me souvenais du temps de Weena. Il était situé à quelque distance, au nord-ouest, en continuant à flanc de colline après le Sphinx Blanc. Et me voilà en train de suivre encore une fois ce chemin – reproduisant dans l’Espace, sinon dans le Temps, ma première promenade dans le monde de Weena.

Lorsque j’avais pour la dernière fois accompli ce modeste trajet, je me souviens qu’il y avait du gazon sous mes pieds ; ni entretenu ni taillé, il restait ras, libre de mauvaises herbes. À présent, un sable mou et crissant s’accrochait à mes bottes tandis que je cheminais sur la colline.

Ma vision commençait à s’adapter tout à fait à cette nuit égayée d’une clarté stellaire sporadique, mais, bien qu’ici et là des constructions se découpassent sur le ciel, je ne vis aucun signe du réfectoire. J’en conservais un souvenir tout à fait précis : c’était un édifice en pierre grise et usée, vaste et délabré, avec une entrée décorée de sculptures ; et, lorsque j’étais passé sous cette arche sculptée, les petits Éloï aux membres pâles, délicats et charmants, avaient papillonné autour de moi dans leurs robes soyeuses.

Je ne tardai pas à arriver à un point où il me fut évident que j’avais dû dépasser l’emplacement de l’édifice. Il était clair que, contrairement au Sphinx et aux Morlocks, le palais des festins n’avait pas survécu dans cette Histoire-ci – ou qu’il n’avait peut-être jamais été construit, songeai-je avec un frisson. Peut-être avais-je marché – dormi, voire m’étais restauré ! – dans un édifice qui n’existait pas.