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Le chemin me conduisit à un puits que je me rappelai avoir vu lors de mon précédent voyage. Exactement comme dans mon souvenir, cette structure était cerclée de bronze et protégée des intempéries par une petite coupole étrangement délicate. Il y avait un peu de végétation – d’un noir de jais sous la clarté stellaire – blottie autour de la base du puits. J’examinai tout cela non sans quelque crainte, car ces profonds tunnels avaient été les voies par lesquelles les Morlocks, s’élevant de leurs infernales cavernes, pénétraient dans le monde ensoleillé des Éloï.

La bouche du puits était silencieuse, ce qui me parut bizarre, car je me rappelais avoir entendu, montant de ces autres puits, la sourde pulsation des gigantesques machines des Morlocks au tréfonds de leurs cavernes souterraines.

Je m’assis près de la paroi du puits. La végétation que j’y avais observée était un genre de lichen ; elle était douce et sèche au toucher, bien que je ne l’eusse pas sondée plus avant et n’eusse pas tenté d’en déterminer la structure. Je levai la lampe avec l’intention de la tenir au-dessus de la margelle et de voir si elle produirait un reflet dans l’eau ; mais la flamme vacilla comme sous un fort courant d’air et, un instant affolé à l’idée de me retrouver dans le noir, je la retirai vivement.

Je baissai la tête sous la coupole et me penchai par dessus la margelle du puits : je fus accueilli par un violent souffle d’air brûlant et humide en plein visage – comme si j’avais ouvert la porte d’un bain turc – tout à fait inattendu dans cette nuit chaude mais aride du futur. J’eus l’impression d’une grande profondeur et mes yeux adaptés à l’obscurité crurent voir une lueur rouge au fond du puits. En dépit des apparences, ce puits ne ressemblait absolument pas à ceux des premiers Morlocks. Il n’y avait aucune trace des crochets métalliques en saillie sur la paroi et conçus pour aider à l’ascension, et je ne détectai pas encore le moindre écho des bruits de machines que j’avais entendus la première fois ; et j’avais l’impression bizarre, invérifiable, que ce puits était bien plus profond que les forages des Morlocks cavernicoles.

Par caprice, j’avais brandi mon Kodak et mis la lampe-éclair en batterie. Je remplis de blitzlichtpulver la gouttière du plateau, levai l’appareil et inondai le puits de lumière magnésique. Les reflets m’éblouirent et l’embrasement fut si brillant qu’on n’avait peut-être rien vu d’aussi lumineux sur Terre depuis l’occultation du Soleil, cent mille ans ou plus auparavant. Voilà qui aurait dû à tout le moins faire fuir les Morlocks ! Et je commençai à imaginer des dispositifs de protection grâce auxquels je pourrais relier la lampe-éclair à la Machine non gardée de manière que la poudre s’enflammât dès qu’on toucherait un tant soit peu le véhicule.

Je me relevai et passai quelques minutes à recharger la lampe-éclair et à photographier en long et en large la déclivité autour du puits. Un nuage dense d’une âcre fumée blanche ne tarda pas à se former autour de moi. Peut-être aurais-je de la chance, me dis-je, d’enregistrer pour l’ébahissement de l’Humanité la croupe d’un Morlock en fuite, terrorisé !

… Il y eut un grattement, doux et insistant, pas très loin de la margelle du puits, à moins de trois pieds de l’endroit où je me tenais.

Laissant échapper un cri, je cherchai maladroitement le tisonnier passé dans ma ceinture. Les Morlocks m’avaient-ils surpris pendant que je rêvassais ?

La tige de fer en main, j’avançai prudemment. Les grattements provenaient de la couche de lichen : une forme se propulsait d’un mouvement régulier au milieu des minuscules et sombres végétaux. Il n’y avait là point de Morlock, aussi abaissai-je mon arme et me penchai-je au-dessus du lichen. J’aperçus une petite créature, une sorte de crabe, pas plus large que ma main ; le bruit que j’avais entendu était le frottement de sa pince unique et hypertrophiée contre le lichen. La carapace du crabe me sembla d’un noir de jais, et la créature était absolument dépourvue d’yeux, comme quelque habitant aveugle des profondeurs océanes.

La lutte pour la survie, me dis-je en observant ce drame miniature, continuait donc, même dans cette obscurité nocturne. Il me vint à l’esprit que je n’avais pas vu de signes de vie – hormis ces aperçus fugitifs des Morlocks – loin de ce puits pendant toute ma visite. Je ne suis pas biologiste, mais il semblait clair que la présence de cette source d’air chaud et humide dût fatalement attirer la vie sur cette planète changée en désert, tout comme elle avait attiré ce crabe fermier aveugle qui récoltait le lichen. Je supposai que cette tiédeur venait de l’intérieur sous pression de la Terre, dont la chaleur volcanique, manifeste à notre propre époque, n’aurait pas sensiblement diminué dans cet intervalle de six cent mille ans. Et peut-être l’humidité venait-elle de nappes phréatiques encore présentes en profondeur.

Il se pouvait, conjecturai-je, que la surface de la planète fût parsemée de pareils puits à coupole. Mais leur fonction n’était pas de permettre l’accès au monde souterrain des Morlocks – comme dans l’autre Histoire – mais de libérer les ressources intrinsèques de la Terre pour réchauffer et humidifier cette planète privée de son Soleil ; et toutes les formes de vie qui avaient survécu à la monstrueuse prouesse technique dont j’avais été témoin se rassemblaient à présent autour de ces sources de chaleur et d’humidité.

Mon assurance reprenait le dessus : trouver des explications était un tonique puissant pour mon courage, et, après la fausse alerte du crabe, je ne me sentais plus menacé. Alors, je me rassis sur le bord du puits. J’avais dans ma poche ma pipe et un peu de mon tabac. Je bourrai le fourneau et l’allumai. Je commençai à spéculer sur la manière dont cette Histoire-ci aurait pu diverger de celle que je connaissais déjà. Il y avait manifestement quelques parallèles – il y avait eu des Morlocks et des Éloï en ce lieu – mais cette sinistre dualité avait été résolue des siècles auparavant.

Je me demandai pourquoi pareil affrontement entre les races avait pu se produire – car les Morlocks, tout ignobles fussent-ils, dépendaient autant des Éloï que les Éloï dépendaient d’eux, et cet arrangement avait une certaine stabilité.

J’imaginai un scénario plausible. Les Morlocks étaient, après tout, une race dégénérée mais humaine, et il n’est pas dans la nature de l’Homme d’être logique. Le Morlock devait savoir que son existence même dépendait de l’Éloï ; il devait prendre en pitié et mépriser son lointain cousin réduit à l’état de bétail. Et pourtant…

Et pourtant, quel glorieux matin que la courte vie des Éloï ! Les petits êtres riaient, chantaient et aimaient sur toute l’étendue d’un monde transformé en jardin tandis que le Morlock moyen devait peiner dans les nauséabondes profondeurs de la Terre pour fournir aux Éloï la trame de leur luxueuse existence. Certes, le Morlock, conditionné à demeurer à sa place dans la Création, se fut sans doute détourné avec dégoût du soleil, de l’eau pure et des fruits chers aux Éloï, même s’ils les lui avaient offerts, mais, tout de même, à sa manière obtuse et roublarde, n’aurait-il pas envié aux Éloï leur oisiveté ?

Peut-être la chair des Éloï tournait-elle à l’aigre dans la bouche repoussante du Morlock dès l’instant où il la mordait dans sa sordide caverne.

Je m’imaginais donc les Morlocks – ou une de leurs factions – montant une nuit de leurs tunnels souterrains et fondant sur les Éloï avec leurs armes et leurs bras musclés comme des fouets. Il y aurait un grand Prélèvement, et, cette fois-ci, ce ne serait pas une moisson de chair disciplinée mais une attaque déchaînée avec un seul et impensable but : l’extinction définitive des Éloï.