Comme le sang avait dû couler sur les pelouses et dans les palais dont les pierres vénérables retentissaient des bêlements enfantins des Éloï !
Dans une lutte pareille, il ne pouvait évidemment y avoir qu’un vainqueur. Les fragiles humains du futur, à la fiévreuse et consomptive beauté, ne pourraient jamais se défendre contre les attaques des Morlocks organisés et sanguinaires.
Je me représentai tout cela – ou du moins le crus-je ! Les Morlocks, enfin vainqueurs, avaient hérité de la Terre. N’ayant plus besoin du monde-jardin des Éloï, ils l’avaient laissé tomber en ruine ; ils avaient jailli des bouches de la terre en apportant – d’une manière ou d’une autre – leurs propres ténèbres stygiennes pour en couvrir le Soleil ! Je me rappelai à quel point le peuple de Weena craignait les nuits de la nouvelle lune, qu’elle appelait les « Nuits Obscures ». À présent, me semblait-il, les Morlocks avaient créé une Nuit Obscure finale pour couvrir à jamais la Terre. Les Morlocks avaient fini par assassiner les derniers des véritables enfants de la Terre et avaient assassiné la Terre elle-même.
Telle était ma première hypothèse : délirante, pittoresque… et en tout point erronée !
… Et je me rendis compte, avec un choc presque physique, qu’au milieu de toutes ces spéculations historiques j’avais totalement négligé de surveiller régulièrement la Machine abandonnée.
Je me levai et scrutai l’autre bout de la colline. Je ne tardai pas à repérer la lueur de bougie émise par le véhicule – mais les luminaires que j’y avais installés tremblotaient et vacillaient, à croire que des formes opaques évoluaient autour de la machine.
Ce ne pouvaient être que des Morlocks !
6. Ma rencontre avec les Morlocks
Avec un sursaut de peur – et, il me faut le reconnaître, une envie de sang qui palpitait dans ma tête – je brandis mon tisonnier en rugissant et rebroussai chemin d’un pas décidé. Je laissai étourdiment choir mon Kodak ; j’entendis derrière moi un léger tintement de verre brisé. Autant que je sache, cet appareil repose « encore » – si je puis dire – là où il est tombé, abandonné dans l’obscurité.
En approchant de la Machine, je constatai qu’il y avait bien là des Morlocks – environ une douzaine – qui trépignaient autour du véhicule. Ils semblaient alternativement attirés et repoussés par les lumières, tout comme des phalènes autour d’une bougie. C’étaient les mêmes créatures simiesques dont je gardais le souvenir – un peu plus petites, peut-être –, avec ces longs cheveux filasse qui leur retombaient sur le visage et le dos, une peau blanchâtre, des bras longs comme ceux d’un gorille et puis ces yeux gris-rouge obsédants. Ils poussaient des cris de joie et baragouinaient entre eux dans leur bizarre langage. Je remarquai non sans quelque soulagement qu’ils n’avaient pas encore touché la Machine, mais je savais qu’il ne s’écoulerait que quelques minutes avant que ces doigts insolites – des doigts de singe mais d’une dextérité tout humaine – ne se tendissent vers le cuivre et le nickel étincelants.
Mais ils n’en auraient pas le temps, car je me jetai sur ces Morlocks tel un ange exterminateur.
Je frappai à droite et à gauche du poing et du tisonnier. Jacassant et piaulant, les Morlocks tentèrent de s’enfuir. J’attrapai au passage l’une de ces créatures et sentis à nouveau la froideur de la chair morlock et sa pâleur de lombric. Des cheveux frôlèrent le dos de ma main comme une toile d’araignée et l’animal me mordilla les doigts avec ses petits crocs, mais je ne cédai pas. Je brandis ma tige de fer et sentis l’effondrement mou et visqueux de la chair et de l’os.
Les yeux gris-rouge s’ouvrirent tout grands et se fermèrent.
C’était comme si j’observais toute la scène depuis une fraction de mon cerveau détachée de ma personne. J’avais complètement oublié tous mes projets de ramener la preuve de l’existence du voyage dans le temps, voire de retrouver Weena : je soupçonnai qu’alors c’était pour cela que j’étais retourné dans le temps – pour cet instant de revanche. Pour venger Weena, l’assassinat de la Terre, et me faire oublier mon humiliation antérieure. Je laissai tomber le Morlock – inconscient ou mort, il n’était qu’un tas d’os et de cheveux – et cherchai à saisir ses compagnons, le tisonnier levé.
C’est alors que j’entendis une voix – typiquement morlock mais très différente des autres par son ton et sa profondeur – émettre une syllabe unique et impérieuse. Je me retournai, les bras trempés de sang jusqu’aux coudes, et me préparai à un nouveau combat.
Devant moi se tenait à présent un Morlock qui ne reculait pas. Quoiqu’il fut nu comme les autres, son pelage semblait avoir été soigneusement peigné, si bien qu’il faisait un peu l’effet d’un chien pomponné qu’on obligeait à se dresser sur deux pattes comme un homme. Je fis un grand pas en avant, brandissant mon arme à deux mains.
Calmement, le Morlock leva la main droite – quelque chose brilla entre ses doigts –, il y eut un éclair vert, et je sentis le monde basculer sous moi et me renverser à côté de ma Machine illuminée ; et je perdis conscience.
7. La Cage de Lumière
Je repris mes esprits lentement, comme si j’émergeais d’un sommeil tranquille et profond. J’étais couché sur le dos, les yeux fermés. Je me sentais si bien qu’un instant j’imaginai que je devais être dans mon propre lit, chez moi, à Richmond, et que la lueur rose qui filtrait à travers mes paupières devait être le soleil matinal qui sourdait aux marges des rideaux…
Je m’aperçus alors que la surface qui me soutenait – bien que cédant à la pression et assez chaude – n’avait pas le moelleux d’un matelas. Je ne sentais ni draps sous moi ni couvertures au-dessus de moi.
Puis, en un éclair, tout me revint : ma deuxième excursion dans le temps, l’obscurcissement du Soleil et ma rencontre avec les Morlocks.
La peur m’envahit, raidissant mes muscles et me comprimant l’estomac. J’avais été fait prisonnier par les Morlocks ! J’ouvris brusquement les yeux…
Et je fus instantanément ébloui par une brillante clarté. Elle provenait d’un disque éloigné d’intense lumière, juste au-dessus de moi. Poussant un cri, je plaquai un bras sur mes yeux aveuglés ; je roulai sur le ventre et pressai mon visage contre le sol.
Je me forçai à ramper. Le sol avait la souplesse et la tiédeur du cuir. Ma vision fut d’abord emplie d’images dansantes du disque flamboyant, mais je finis par pouvoir distinguer ma propre ombre en dessous de moi. C’est alors que, toujours à quatre pattes, je remarquai l’aspect le plus prodigieux de ce spectacle : la surface en dessous de moi était transparente, à croire qu’elle était faite d’une sorte de verre flexible, et – là où mon ombre occultait la lumière – je voyais des étoiles, parfaitement observables au travers du plancher sous mes pieds. J’avais donc été déposé sur quelque plate-forme transparente avec un diorama étoilé en contrebas : c’était comme si j’avais été transporté dans un planétarium inversé.
J’avais mal au cœur, mais je réussis à me relever. Je dus me protéger les yeux de la main contre l’impitoyable lumière zénithale ; j’avais hélas perdu le chapeau que j’avais ramené de 1891 ! Je portais encore mon complet d’été, bien qu’il fut à présent souillé de sang mêlé aux grains de sable, en particulier sur les manches. Or je fus surpris de constater qu’on avait fait quelques efforts pour me nettoyer, que mes mains et mes bras étaient lavés de tout sang, mucus et ichor morlock. Mon tisonnier avait disparu et je ne voyais nulle part mon havresac. On m’avait laissé ma montre, qui pendait de ma chaîne giletière, mais mes poches étaient délestées des allumettes et des bougies. Ma pipe et mon tabac avaient eux aussi disparu et j’en ressentis une pointe de regret – bien incongrue au milieu de tous ces mystères et périls !