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Je pris alors conscience d’un changement dans la qualité de la lumière. Le paysage glaciaire s’étendait toujours, immuable, autour de nous, mais il me sembla que la glace s’était quelque peu assombrie.

Les bandes solaire et lunaire, rendues floues et indistinctes par leur précession, oscillaient toujours dans le ciel ; la Lune luisait encore du vert violent de sa végétation transplantée tandis que le Soleil paraissait subir un cycle de changements.

— Il semble, observai-je, que le Soleil scintille, que son éclat varie avec une périodicité de l’ordre de plusieurs siècles, au bas mot.

— Je crois que vous avez raison.

C’était cette incertitude de la lumière, j’en étais à présent convaincu, qui projetait l’illusion troublante et bizarre d’une ombre sur le paysage glacé. Si l’on se tient devant une fenêtre, qu’on place la main devant son visage, les doigts écartés, et qu’on l’agite de droite à gauche devant ses yeux, on aura peut-être une certaine idée de ce que je veux dire.

— Ce satané clignotement, protestai-je, a le chic pour s’insinuer sous la rétine et peut-être perturber les rythmes du cerveau.

— Surveillez donc la lumière, dit Nebogipfel. Notez sa qualité. Elle change à nouveau.

Je m’y appliquai et fus immédiatement récompensé par des aperçus d’un aspect inédit du bizarre comportement du Soleil. L’astre avait comme une dominante verdâtre, à certains moments seulement – et je voyais alors un filet émeraude rayer l’écliptique –, mais néanmoins réelle.

Conscient de la présence de ce verdoiement, je pus détecter des éclairs émeraude sur les hauteurs gelées et les massifs édifices de Londres. Vision poignante comme un souvenir de la vie qui avait disparu de ces collines.

— Je soupçonne, dit Nebogipfel, que le scintillement et les éclairs verts sont liés…

Il me rappela que l’astre du jour était la plus grande source d’énergie et de matière du système solaire. Ses Morlocks avaient eux-mêmes dû l’exploiter pour construire leur Sphère héliocentrée.

— Je crois à présent, dit-il, que les Constructeurs universels eux aussi creusent ce grandiose corps céleste : ils minent le Soleil pour en tirer les matières premières dont ils ont besoin…

— La plattnérite ! dis-je, de plus en plus excité. Voilà la signification de ces éclairs verts, n’est-ce pas ? Les Constructeurs sont en train d’extraire la plattnérite du Soleil.

— Ou de mettre à profit leurs compétences alchimiques pour changer en plattnérite la matière et l’énergie solaires, ce qui revient au même.

Pour que la lueur de la plattnérite fût visible depuis la Terre, soutenait Nebogipfel, les Constructeurs devaient être en train d’édifier de vastes coquilles de cette substance autour du Soleil. Une fois terminées, ces enveloppes seraient transportées, en d’immenses convois, vers d’autres chantiers du système solaire, et l’accrétion d’une nouvelle coquille recommencerait. Le scintillement que nous voyions devait représenter le montage et le démontage accélérés de ces immenses amas de plattnérite.

— C’est extraordinaire, haletai-je. Les Constructeurs doivent retirer du Soleil des quantités de substance comparables à la masse de la plus grosse des planètes ! Ce qui éclipse même l’édification de votre grandiose Sphère, Nebogipfel.

— Nous savons que les Constructeurs ne sont pas dénués d’ambition.

Il me sembla alors que le scintillement du patient Soleil s’atténua, à croire que les Constructeurs approchaient de la fin de leur exploitation. Je voyais d’autres taches de vert plattnérite apparaître çà et là dans le ciel ; distinctes de la bande solaire, elle fonçaient plutôt dans le ciel à la manière de lunes artificielles. Je compris qu’il s’agissait de structures en plattnérite, d’énormes agglomérats de cette substance qui avaient traversé l’espace et s’installaient sur quelque paisible orbite autour de la Terre.

La lueur changeante de la plattnérite jouait sur l’enveloppe de notre Constructeur, qui se tenait près de nous, impassible, tandis que le ciel subissait ces extraordinaires évolutions.

Nebogipfel consulta ses compteurs chronométriques.

— Nous avons parcouru près de huit cent mille ans…, cela suffit, je crois.

Il tira sur ses manettes et le Chronomobile cahota, manifestant l’instabilité caractéristique du voyage transtemporel, et j’eus à lutter à la fois contre la peur et la nausée.

Notre Constructeur disparut instantanément de ma vue. Je hurlai – je ne pus m’en empêcher ! – et agrippai la banquette du Chronomobile. Je crois que je ne m’étais jamais senti aussi seul et abandonné qu’en cet instant où brusquement – semblait-il –, après huit mille siècles de route, notre fidèle compagnon nous livrait à l’inconnu.

La vibration précessionnelle du ruban solaire se ralentit, s’atténua et disparut ; au bout de quelques secondes, je perçus le déconcertant papillotement qui marque l’alternance de la nuit et du jour, et le ciel perdit sa clarté grise et délavée.

La lumière verte de la plattnérite emplissait l’espace tout autour de moi à l’intérieur de notre dôme, dissimulant les plaines impassibles de la Terre blanche dans son scintillement laiteux.

La pulsation du jour et de la nuit ralentit jusqu’à être plus lente que le battement de mon cœur. En ce tout dernier instant, j’eus la vision fugitive – un éclair, pas plus – d’un champ stellaire crevant la surface du décor, éblouissant, tout proche ; et j’entrevis l’image ténébreuse de plusieurs larges crânes munis d’yeux énormes et humains. Puis Nebogipfel ramena ses manettes à zéro : le Chronomobile s’immobilisa, nous émergeâmes dans l’Histoire, la foule des Veilleurs disparut et nous fûmes plongés dans un flot de lumière verte.

Nous étions incrustés dans un Vaisseau de plattnérite !

12. Le Vaisseau

Moi-même, le Morlock, le mécanisme et la carrosserie de notre modeste Chronomobile baignions tous dans la clarté émeraude de la plattnérite qui nous enveloppait intégralement. Je n’avais aucune idée de la taille réelle du Vaisseau ; de fait, j’avais du mal à m’orienter au sein de sa masse. Il ne ressemblait pas à un bâtiment de mon époque, car il lui manquait une infrastructure bien définie, avec des cloisons et des panneaux pour délimiter des sections internes, la salle des machines, et cetera. Au lieu de quoi, il faut imaginer un réseau : un ensemble de fils et de nœuds, d’où rayonnait la lumière verte de la plattnérite, projeté sur nous par un invisible pêcheur, si bien que Nebogipfel et moi-même étions prisonniers d’un immense enchevêtrement de tiges et de courbes lumineuses.

Ce réseau ne pénétrait pas jusqu’à notre Chronomobile : il semblait s’arrêter à peu près à la distance où s’était dressée la paroi de notre dôme. Je continuais de respirer sans problème et n’avais pas plus froid qu’avant. La protection environnementale du dôme devait nous être encore fournie par des moyens quelconques et je crus que le dôme lui-même était toujours en place, car je vis d’infimes reflets dans une surface au-dessus de nous, mais la lumière de la plattnérite était si diffuse et si changeante que je ne pouvais vérifier mes suppositions.

Je ne pouvais pas non plus distinguer de sol sous le Chronomobile. Le réseau semblait se prolonger en dessous de nous et plonger profondément dans la texture de l’édifice ou de ce qu’il en restait. Or je ne voyais pas comment cette trame ténue pouvait supporter une masse aussi importante que celle de notre véhicule, et je fus soudain pris d’un accès de vertige inopportun. Je réprimai avec détermination une réaction aussi primitive. Ma situation était extraordinaire, mais je désirais bien me conduire – surtout si ces instants devaient être les derniers de ma vie ! – sans m’abaisser à gaspiller la moindre énergie à sauver de la déconfiture le singe affolé qui résidait en moi et croyait qu’il allait tomber de cet arbre vert luminescent.