La soupe de radiations devint brûlante, intolérablement intense, et je vis que la matière de l’Univers, la matière qui composerait un jour les étoiles, les planètes et mon propre corps abandonné, n’était qu’une infime trace de concret, un agent contaminant dans ce bouillonnant maelström de lumière et d’astres. Enfin – j’étais apparemment capable de le voir –, même les noyaux des atomes se délitèrent sous la pression de cette lumière impitoyable. L’espace se remplit d’une soupe de particules encore plus élémentaires, qui se combinaient et se recombinaient tout autour de moi en une microscopique et complexe mêlée.
Nous sommes tout près de la Frontière, chuchota Nebogipfel. Du commencement du temps lui-même… et pourtant il vous faut vous imaginer que nous ne sommes pas seuls : que notre Histoire – ce jeune Univers rayonnant – n’est qu’un Univers parmi un nombre infini d’autres qui ont émergé de cette Frontière ; et qu’à mesure que nous reculons tous les membres de cette Multiplicité convergent vers cet instant, cette Frontière, comme des oiseaux en piqué…
Mais la contraction générale se poursuivait : la température continua de s’élever, la densité de la matière et de l’énergie continua de croître ; puis même ces ultimes fragments de radiation et de matière furent résorbés dans le cadavre dévorant de l’Espace-Temps et leurs énergies emmagasinées dans la contrainte de cette suprême Torsion.
Jusqu’à ce que, finalement…
Les dernières particules étincelantes se détachèrent doucement de moi et l’éclat aveuglant de la radiation s’exaspéra jusqu’à l’invisibilité.
À présent, seule une clarté gris-blanc emplissait ma conscience : mais c’est là une métaphore, car je savais que ce que j’éprouvais alors n’était pas la lumière de la Physique mais cette lueur conjecturée par Platon, la lumière sous-jacente à toute conscience, la lumière devant laquelle la matière, les événements et les esprits ne sont que de simples ombres.
Nous avons atteint la Nucléation, dit tout bas Nebogipfel. L’Espace et le Temps sont tellement enchevêtrés qu’ils ne peuvent plus se distinguer. Il n’y a plus de Physique, ici… Il n’y a pas de Structure. On ne peut montrer du doigt et dire : ça, c’est là-bas, à telle distance ; et moi, je suis ici. Il n’y a pas de Mesure, pas d’Observation… Tout est Un.
Et, de même que notre Histoire s’est réduite à un seul point incandescent, la Multiplicité des Histoires a convergé. La Frontière elle-même est en train de s’abolir – le comprenez-vous ? –, perdue dans les possibilités infinies de la Multiplicité effondrée…
Puis il y eut une impulsion lumineuse, unique, très brillante, vert plattnérite.
4. Les Moteurs non linéaires
La Multiplicité unifiée se convulsa. Je fus déchiré – étiré, malmené – comme si le grand Fleuve de la causalité qui me portait était devenu turbulent et hostile.
Nebogipfel ?…
Sa voix était joyeuse, il exultait.
Ce sont les Constructeurs ! Les Constructeurs…
Les secousses s’atténuèrent. La dominante verte disparut, et je fus à nouveau immergé dans la lumière blanc-gris de l’instant de la Création. Apparut alors une lumière nouvelle, carrément blanche, qui ne persista qu’un moment ; puis je vis la matière et l’énergie se condenser comme de la rosée à partir d’un nouveau dénouement de l’Espace et du Temps.
J’étais reparti vers le futur, loin de la Frontière. J’avais été projeté dans une nouvelle Histoire, issue de la Nucléation. La lumière universelle demeurait aveuglante, de plusieurs magnitudes supérieure, sans aucun doute, à celle du centre du Soleil.
Les Vaisseaux du Temps ne m’accompagnaient plus – peut-être leurs formes physiques n’avaient-elles pu survivre à la traversée de la Nucléation –, et le réseau de plattnérite qui m’environnait avait disparu. Mais je n’étais pas seul ; tout autour de moi, comme des flocons de neige saisis par l’éclair du magnésium, voletaient et tournoyaient des parcelles de plattnérite. Je savais qu’elles formaient la conscience élémentaire des Constructeurs et je me demandai si Nebogipfel était parmi cette foule désincarnée et si j’apparaissais moi-même aux autres sous la forme d’un point caracolant.
Mon voyage dans le temps s’était-il inversé ? Allais-je remonter encore une fois les courants de l’Histoire jusqu’à ma propre époque ?
… Nebogipfel ? M’entendez-vous encore ?
Je suis là.
Que se passe-t-il ? Sommes-nous repartis dans le temps une fois de plus ?
Non.
Il y avait toujours dans sa voix désincarnée une note d’exultation, voire de triomphe.
Mais alors, que nous arrive-t-il ?
Ne le voyez-vous pas ? Ne l’avez-vous donc pas compris ? Nous sommes allés au-delà de la Nucléation. Nous avons atteint la Frontière. Et…
Oui ?
Considérez la Multiplicité comme une surface, dit-il. La totalité de la Multiplicité est lisse, fermée, uniforme : sphérique. Et les Histoires sont comme des méridiens tracés entre les pôles de cette sphère…
Et nous avons atteint l’un des pôles à bord des Vaisseaux transtemporels.
Oui. Ce point où convergent tous les méridiens. Et, à cet instant précis d’une infinité de possibles, les Constructeurs ont mis à feu leurs Moteurs non linéaires… Les Constructeurs ont circulé d’une Histoire à l’autre. Ils ont suivi – et nous avec eux – des trajectoires de Temps imaginaire, trajectoires griffonnées obliquement à la surface du globe de la Multiplicité, jusqu’à ce que nous eussions atteint cette nouvelle Histoire…
À présent, le nuage de Constructeurs – ils étaient des millions, songeai-je – se dispersa comme une gerbe de feu d’artifice. On eût dit qu’ils tentaient de combler le vide initial avec la lumière et la conscience rapportées par nous d’un cosmos différent. Et, tandis que se déployait le nouvel Univers, la lueur rémanente de la Création s’éteignit dans une incommensurable obscurité.
Tel était le résultat final – la conclusion logique – de mon bricolage avec les propriétés de la lumière et la distorsion du cadre de l’Espace-Temps qui lui était associée. Tout cela, même l’effondrement de l’Univers et cette grandiose traversée des Histoires multiples, tout cela s’était développé, inévitablement, à partir de mes propres expériences, à partir de ma regrettée Machine originelle de cuivre et de quartz…
Pour aboutir à ceci : le passage de l’esprit d’un Univers à l’autre.
Mais où sommes-nous parvenus ? Quelle est cette Histoire ? Est-elle comme la nôtre ?
Non, dit Nebogipfel. Non, elle n’est pas comme la nôtre.
Pourrons-nous y vivre ?
Je ne sais pas… Elle n’a pas été choisie pour nous. N’oubliez pas que les Constructeurs ont recherché – entre toutes les infinies possibilités qui sont la Multiplicité – un Univers qui soit optimal pour eux.