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Une pensée me vint brusquement à l’esprit ; mes mains allèrent droit à la poche de mon gilet et y trouvèrent les deux manettes de la Machine. Je soupirai de soulagement.

Je regardai autour de moi. Je me tenais sur un sol plat et horizontal fait de la substance transparente souple comme cuir que je viens de décrire. J’étais près du centre d’un cercle lumineux d’environ trente yards de diamètre projeté sur ce Sol énigmatique par la source au-dessus de moi. L’air était chargé de poussière, si bien qu’il était facile de distinguer les rayons qui ruisselaient sur moi. Il faut m’imaginer debout dans la lumière, comme au fond de quelque puits de mine empoussiéré, en train de ciller sous le soleil de midi. On eût effectivement dit du soleil, en vérité, mais je ne pouvais comprendre comment le Soleil eût pu être exposé ni comment il eût fini par s’immobiliser au-dessus de moi. La seule hypothèse soutenable était que j’avais été transporté, encore inconscient, en quelque lieu situé sur l’équateur.

Luttant contre la panique qui me gagnait, je fis le tour de mon cercle lumineux. J’étais absolument seul et le Sol était nu, si l’on exceptait des plateaux, au nombre de deux, supportant des récipients et des cartons, le tout posé sur le Sol à dix pieds environ de l’endroit où l’on m’avait allongé. Je scrutai les ténèbres qui m’environnaient sans pouvoir rien distinguer, même en m’abritant soigneusement les yeux. Je ne voyais pas de murs qui eussent contenu cette salle. Je frappai dans mes mains, faisant danser les grains de poussière dans l’air illuminé. Le son fut amorti et nul écho ne me revint. Soit les murs étaient invraisemblablement reculés, soit ils étaient revêtus d’une substance absorbante ; dans un cas comme dans l’autre, il m’était impossible d’estimer leur éloignement.

Aucune trace de la Machine transtemporelle.

J’éprouvai une peur viscérale, insolite. Perché sur cette plaine de verre meuble, je me sentais nu et sans défense, sans aucune paroi où je pusse m’adosser ni aucune encoignure que je pusse changer en forteresse.

Je m’approchai des plateaux. Je scrutai les cartons et en soulevai les couvercles : il y avait dans le premier un grand seau, vide, dans le second un bol de ce qui ressemblait à de l’eau pure et, dans le dernier, des sortes de briques grosses comme le poing de ce que je supposai être de la nourriture – mais de la nourriture comprimée en plaquettes lisses, jaunes, vertes ou rouges, et, par conséquent, totalement méconnaissable. Je la touchai, à contrecœur, du bout du doigt : les plaquettes ressemblaient à des tranches de fromage froid. Depuis le petit déjeuner préparé par Mme Watchets, c’étaient de nombreuses heures de ma vie embrouillée que j’avais passées sans manger et j’étais conscient d’une pression croissante dans ma vessie, pression que le récipient vide, supposai-je, était destiné à soulager. Je ne voyais pas pour quelle raison les Morlocks, m’ayant épargné si longtemps, eussent pu choisir de m’empoisonner, mais j’étais néanmoins peu disposé à accepter leur hospitalité – et encore moins à perdre ma dignité en me servant du seau !

Je fis donc à pas comptés le tour des plateaux, sans quitter le cercle lumineux, reniflant tel un animal qui soupçonne un piège. Je ramassai même les cartons et les plateaux pour voir si je pouvais m’en servir comme armes – peut-être pourrais-je façonner une sorte de lame par martelage –, mais la matière des plateaux était un métal argenté, si ténu et si mou qu’il s’effrita dans mes mains. Je ne pourrais pas plus poignarder un Morlock avec cette arme qu’avec une feuille de papier.

Il me vint à l’esprit que ces Morlocks s’étaient conduits avec une douceur remarquable. Il ne leur eût fallu qu’un instant pour m’achever pendant que j’étais inconscient, mais ils avaient retenu leurs mains de brutes et s’étaient même efforcés, avec un talent surprenant, semblait-il, de faire ma toilette.

J’eus immédiatement des doutes. Dans quel dessein m’avaient-ils laissé la vie sauve ? Avaient-ils l’intention de me maintenir en vie pour m’arracher par d’ignobles méthodes le secret de la Machine à voyager dans le Temps ?

Me détournant délibérément de la nourriture, je sortis du cercle lumineux et m’enfonçai dans l’obscurité. Mon cœur battait à tout rompre ; il n’y avait rien de tangible qui pût m’empêcher de quitter ce puits éblouissant, mais mon appréhension et ma soif de lumière m’y maintenaient presque aussi efficacement.

Finalement, je choisis une direction au hasard et avançai dans les ténèbres, les bras ballants, les poings serrés et prêts à frapper. Je comptai mes pas – huit, neuf, dix… Sous mes pieds, plus clairement visibles à présent que j’étais loin de la lumière, je voyais les étoiles dans leur hémisphère inversé ; une fois de plus, j’eus l’impression d’être debout sur la coupole de quelque planétarium. Je me retournai et regardai derrière moi : la trouble colonne lumineuse s’élevait jusqu’à l’infini ; à sa base, sur le Sol nu, étaient dispersés les plats et la nourriture.

Le tout m’était absolument incompréhensible !

Le Sol immuable continuait de défiler sous mes pieds et je cessai bientôt de compter mes pas. L’unique éclairage était la lueur émanant de ce puits lumineux fin comme une aiguille, augmentée de la faible clarté des étoiles en dessous de moi, qui me permettait tout juste de discerner le contour de mes jambes. Les seuls sons étaient le frémissement rauque de ma respiration et l’impact amorti de mes bottes sur la surface vitreuse.

Quand je me fus éloigné d’environ cinq cents yards, j’obliquai et commençai à décrire un cercle autour de l’aiguille lumineuse. Encore une fois, je ne trouvai que l’obscurité et les étoiles sous mes pieds. Je me demandai si je n’allais pas, au sein de toute cette obscurité, rencontrer ces étranges Veilleurs flottants qui m’avaient accompagné dans mon deuxième voyage transtemporel.

Je tournais en rond, au propre et au figuré ; le désespoir commença à s’insinuer au tréfonds de mon âme et je ne tardai pas à souhaiter qu’on m’arrachât de ce lieu pour me transporter dans le monde-jardin de Weena, et même dans le paysage nocturne où j’avais été capturé – n’importe où, pourvu qu’il y eût des pierres, des plantes, des animaux et un ciel reconnaissable ! Dans quelle sorte de lieu étais-je ? Dans quelque chambre enterrée au profond d’une Terre artificiellement creuse ? Quelles horribles tortures les Morlocks me préparaient-ils ? Étais-je condamné à passer le reste de ma vie dans cet insolite désert ?

J’eus un instant de délire, troublé que j’étais par mon isolement et l’atroce impression d’être abandonné. Je ne savais où j’étais ni où se trouvait la Machine transtemporelle et je ne m’attendais pas à regagner un jour ma maison. J’étais un animal exotique échoué dans un monde inconnu. J’interpellai les ténèbres, tantôt proférant des menaces, tantôt suppliant qu’on m’épargnât ou qu’on me relâchât. Je martelai des poings le Sol nu et inflexible. En vain. Je sanglotai et me mis à courir, maudissant l’incommensurable stupidité que j’avais eue, après avoir une première fois échappé aux griffes des Morlocks, de me précipiter derechef dans le même piège !

J’avais dû finir par m’époumoner comme un enfant frustré jusqu’à épuiser mes forces. Je m’effondrai sur le sol dans le noir, complètement exténué.