L’Univers défila de plus en plus vite dans un sillage de poussières tourbillonnantes sur fond de lumière uniforme. Les étoiles devinrent plus brillantes puis s’embrasèrent, points lumineux explosant en globes qui se précipitaient sur moi et disparaissaient quelques instants plus tard.
Nous prîmes de la hauteur puis survolâmes le plan d’une galaxie, grandiose girandole d’étoiles dont les couleurs variées ressortaient, pâles et atténuées, sur la blancheur générale du ciel. Mais ce gigantesque système ne tarda pas lui aussi à rapetisser en dessous de moi, devenant alors un disque lumineux tourbillonnant et enfin une minuscule tache de lumière floue perdue au milieu de millions d’autres.
Et, tout le temps que dura ce prodigieux survol – qu’on se le représente ! –, je conservai l’image des épaules rondes et ténébreuses du Veilleur qui caracolait juste devant moi dans cette marée lumineuse, nullement troublé par les paysages stellaires que nous traversions.
Je songeai aux occasions où j’avais observé cette créature et ses compagnons. J’avais perçu comme un infime murmure au cours de mes premières expéditions dans le temps ; puis j’avais vu pour la première fois un Veilleur de près lorsque, à la lumière du Soleil moribond d’un lointain futur, j’avais vu cet objet se déplacer par bonds spasmodiques, au loin, sur un haut-fond, comme une sorte de ballon de football, tout luisant d’eau. Je l’avais alors pris pour un natif de ce monde condamné, mais ce n’en était pas un, pas plus que moi. Et, plus tard, il y avait eu ces images, reçues au travers d’une luminescence vert plattnérite, des Veilleurs flottant autour de la Machine tandis que je m’enfuyais dans le temps.
Tout au long de ma brève et spectaculaire carrière de Voyageur transtemporel, j’avais donc été suivi – étudié – par les Veilleurs.
Les Veilleurs devaient avoir la faculté de suivre à volonté les lignes du Temps imaginaire et de franchir les Histoires infiniment nombreuses de la Multiplicité aussi facilement qu’un paquebot traverse les courants océaniques ; les Veilleurs avaient repris les Moteurs non linéaires rudimentaires et explosifs mis au point par les Constructeurs et les avaient portés à un degré élevé de perfection.
Nous entrâmes alors dans un vide immense – un trou de l’Espace – fermé par des faisceaux et des plans, nappes de lumière composées de galaxies et de nuées stellaires à faible densité. Même ici, à des millions d’années-lumière de la plus proche de ces nébuleuses, le rayonnement général continuait de se déverser et le ciel autour de moi était saturé de lumière. Et, au-delà des grossières parois de cette cavité, je distinguai une structure plus vaste : je voyais que « mon » vide n’était qu’un exemplaire parmi bien d’autres dans un champ plus étendu de systèmes stellaires, comme si l’Univers était rempli d’une sorte de mousse dont les bulles s’enflaient en une écume de brillante matière stellaire.
Je discernai bientôt une bizarre régularité dans cette mousse. Sur un côté, par exemple, mon vide était délimité par un plan de galaxies. Cette surface plane d’une matière si densément comprimée qu’elle était sensiblement plus lumineuse que le ciel était si clairement définie – si plate et si vaste – qu’une idée germa dans mon esprit fécond : et si cette configuration n’était pas naturelle ?
Je l’examinai alors plus attentivement. Ici, me dis-je, je voyais un autre plan, nettement défini ; là, je distinguais une sorte de lance lumineuse, absolument rectiligne, qui semblait franchir l’espace d’une paroi à l’autre ; et, là encore, je voyais un vide, mais en forme de cylindre, aux contours tout à fait précis…
Le Veilleur oscillait devant moi, les tentacules baignés de clarté stellaire, les yeux grands ouverts et fixés sur moi.
Artificiel. Ce mot était inévitable, et la conclusion était si limpide que j’aurais dû la tirer depuis longtemps, n’eût été l’échelle monstrueuse de tout cela !
L’Histoire optimale était fabriquée, et, si les Veilleurs m’avaient emmené dans ce gigantesque voyage, c’était pour me faire comprendre cet artifice.
Je me rappelai les vieilles prédictions selon lesquelles un Univers infini risquait un catastrophique effondrement gravitationnel : encore une raison pour laquelle notre propre cosmos ne pouvait logiquement être infini. Car, tout comme la Terre et d’autres planètes s’étaient condensées à partir de nodosités dans le turbulent nuage de débris entourant le Soleil naissant, il y aurait des tourbillons dans le nuage – plus volumineux – des galaxies qui peuplaient l’Histoire optimale, tourbillons dans lesquels viendraient culbuter étoiles et galaxies à une immense échelle.
Or les Veilleurs prenaient manifestement en charge l’évolution de leur cosmos de manière à éviter pareilles catastrophes. J’avais appris comment l’Espace et le Temps étaient des entités dynamiques, modifiables. Les Veilleurs manipulaient eux-mêmes la flexion, l’effondrement, la torsion et le cisaillement de l’Espace-Temps pour aboutir à un cosmos stable.
Cette minutieuse gestion ne pouvait manifestement pas avoir de fin si l’Univers devait rester viable, et, songeai-je, si l’Univers était éternel, elle ne pouvait pas avoir de commencement non plus. Cette idée me troubla brièvement car c’était un paradoxe, une logique circulaire. Il fallait que la Vie existât afin de manipuler les conditions qui rendent son existence possible ici…
Mais je ne tardai pas à réfuter pareilles confusions ! J’étais bien trop casanier dans mes réflexions : je ne tenais pas compte du caractère infini des choses. Puisque cet Univers était infiniment vieux – et que la Vie y existait depuis un temps infini –, le cycle de la Vie préservant les conditions de sa propre survie n’avait pas de commencement. La Vie existait ici parce que l’Univers était viable ; et l’Univers était viable parce que la Vie existait ici pour le prendre en charge…, et ainsi de suite, dans une régression infinie, sans commencement… et sans paradoxe !
J’eus une condescendance amusée pour ma propre confusion. Il me faudrait manifestement un certain temps pour assimiler le sens de l’Infini et de l’Éternité !
6. Le triomphe de l’Esprit
Mon Veilleur s’immobilisa et tourna sur lui-même dans le vide comme un ballon de chair. Les yeux monstrueux se posèrent sur moi : sombres, immenses, les pupilles grosses comme des soucoupes qui renvoyaient l’éclat du firmament saturé de lumière ; mon monde était enfin rempli par ce regard insistant et démesuré qui excluait tout le reste, jusqu’au flamboiement céleste…
C’est alors que le Veilleur commença à se dissoudre. Je ne voyais plus la dispersion des constellations lointaines, l’écumante structure galactique ni même le ciel de feu, ou, plutôt, j’étais conscient de tout cela en tant qu’aspect de la réalité, mais aspect superficiel seulement. Si l’on accommode sur une vitre et qu’ensuite on relâche délibérément les muscles oculaires pour fixer un paysage éloigné, si bien que la poussière déposée sur la vitre disparaît de la conscience, on aura une idée de l’effet que je décris.
Mais la modification subie par ma perception n’était évidemment pas produite par rien d’aussi concret que des mouvements oculaires et le changement de perspective que j’éprouvai impliquait un peu plus qu’un décalage de mise au point.
Je vis – ou, du moins, je crus voir – la structure interne de la Nature.