Je vis des atomes : des points de lumière, comme autant d’étoiles miniatures, qui remplissaient l’espace dans une sorte de réseau qui s’étendait à l’infini autour de moi et que je voyais aussi clairement qu’un médecin peut voir le contour des côtes sous la peau d’un torse. Les atomes pétillaient et étincelaient ; ils tournaient sur leurs axes minuscules et étaient connectés par une trame complexe de fils lumineux, du moins en eus-je l’impression ; je me rendis compte que je devais voir une représentation graphique des forces électrique, magnétique et gravitationnelle et d’autres encore. Comme si l’Univers était rempli d’une sorte d’horlogerie cosmique, intégralement dynamique, dans laquelle les configurations des liaisons et des atomes évoluaient en permanence.
Le sens de cette bizarre vision me fut immédiatement clair, car je voyais ici un autre exemple de la régularité que j’avais observée dans les galaxies et les étoiles. Je voyais que la signification et la structure imprégnaient la moindre bouffée de gaz, le moindre atome vagabond. Il y avait un dessein dans l’orientation de chaque atome, le sens de sa rotation, les liaisons entre lui et ses voisins. Comme si l’Univers tout entier était devenu une sorte de Bibliothèque destinée à recueillir la sagesse collective de cette archaïque version de l’Humanité ; la plus infime trace de matière était manifestement cataloguée et exploitée… c’était là le but suprême de l’Intelligence, exactement comme Nebogipfel l’avait prédit !
Mais cette configuration était plus qu’une Bibliothèque, plus qu’une collection passive de données poussiéreuses, car j’avais l’impression que la vie palpitait tout autour de moi. On eût dit que la conscience était répartie d’un bout à l’autre de ces vastes assemblages de matière.
L’Esprit remplissait cet Univers, s’insinuant dans sa texture même ! Pensée et conscience déferlaient en vagues immenses sur ce déploiement d’information. J’étais stupéfait par l’échelle de tout ce processus, dont je ne pouvais appréhender la nature infinie. Ma propre espèce, elle, s’était limitée à la manipulation de la couche externe d’une insignifiante planète, les Morlocks à leur Sphère ; les Constructeurs n’avaient disposé que d’une galaxie, d’un système stellaire parmi des millions.
Mais, ici, l’Esprit avait tout dans son infinitude.
Je compris enfin de visu le sens et le but d’une Vie infinie et éternelle.
L’Univers était infiniment vieux et infiniment étendu ; l’Esprit lui aussi était infiniment vieux. L’Esprit s’était assuré la maîtrise de toute la Matière et de toutes les Forces, avait emmagasiné une quantité infinie d’Information.
Ici, l’Esprit était omniscient, omnipotent et omniprésent. Les Constructeurs, par leur audacieux défi lancé aux commencements du temps, avaient réalisé leur idéal. Ils avaient transcendé le fini et colonisé l’infini.
Atomes et forces passèrent à l’arrière-plan de mon attention immédiate et mes yeux s’emplirent une fois de plus de la lumière inflexible et des formations stellaires de ce cosmos. Le Veilleur qui m’accompagnait avait disparu et j’étais seul, suspendu dans l’espace comme une sorte de point de vue désincarné, et je tournais lentement sur moi-même.
L’inépuisable clarté stellaire m’entourait de tous côtés. Je percevais la petitesse des choses, de ma personne, le peu d’intérêt de mes mesquines préoccupations. Dans un Univers infini et éternel, constatai-je, il n’y a pas de Centre ; il ne peut y avoir de Commencement ni de Fin. Chaque événement, chaque point est rendu identique à tous les autres par l’incommensurabilité de l’espace dans lequel il réside… Dans un Univers infini, j’étais devenu infinitésimal.
Je n’ai jamais tellement été entiché de poésie, mais je me rappelai alors deux vers de Shelley à propos de la vie, qui, comme un dôme de verre multicolore / teinte la radieuse blancheur de l’Éternité… et ainsi de suite. Eh bien, j’en avais à présent fini avec la vie ; l’enveloppe du corps, l’illusion superficielle de la matière même, tout cela m’avait été arraché et j’étais immergé, à jamais peut-être, dans la radieuse blancheur dont parlait le poète.
J’éprouvai l’espace d’un instant un étrange sentiment de paix. La première fois que j’avais constaté l’impact de ma Machine transtemporelle sur le déroulement de l’Histoire, j’avais fini par croire que mon invention était une création immensément malfaisante, responsable de la destruction et de la distorsion arbitraires de l’Histoire : de l’élimination, par une simple pression sur les manettes de commande, de millions d’âmes humaines encore à naître. Or je constatai enfin que la Machine transtemporelle n’avait pas détruit d’Histoires et qu’elle en avait plutôt créé. Toutes les Histoires possibles existent au sein de la Multiplicité, serrées les unes contre les autres dans un infini catalogue des Éventualités. Toute Histoire possible, avec sa cargaison d’Intelligence, d’Amour et d’Espoir, existait quelque part dans la Multiplicité.
Mais ce n’était pas tant la réalité de la Multiplicité que ce qu’elle signifiait pour la destinée de l’homme qui me touchait à présent.
L’homme, j’en étais convaincu depuis que j’avais lu Darwin, avait été pris dans un conflit entre les aspirations de son âme, démesurément élevées, et la bassesse de sa nature physique qui risquait, à la longue, de le clouer au sol. J’avais cru voir dans les Éloï comment la main morte de l’Évolution – l’héritage de la bête en nous – finirait par détruire les rêves de l’homme et réduire son séjour sur la Terre à une brève et glorieuse lueur d’intelligence.
Ce conflit, implicite dans la forme humaine, s’était, je crois, imposé à moi comme un conflit à l’intérieur de mon propre esprit. Si Nebogipfel avait raison de dire que je nourrissais pour le Corps une sorte de dégoût, alors c’était peut-être ma conscience accrue de ce conflit prolongé sur des millions d’années qui en était la raison ! J’avais viré de bord dans mes opinions et mes raisonnements, passant d’une sorte de morne désespoir, une haine des fondements bestiaux de notre intellect à un aimable et quelque peu imprudent utopisme : le rêve qu’un jour nos cerveaux seraient purifiés, comme guéris d’un délire épidémique, et que nous nous installerions dans une société fondée sur les principes de la logique, de la science, et d’une justice en soi évidente.
Or la découverte – ou la construction – et la colonisation de cette Histoire finale venaient de changer tout cela. Ici, l’homme avait enfin surmonté ses humbles origines et la dégradation de la Sélection naturelle ; ici, plus de retour à l’obscur oubli de la mer archaïque et vide d’intelligence dont nous avions émergé : le futur était devenu une ascension infinie dans un air peuplé d’Histoires innombrables.
Je sentis que j’étais enfin sorti de l’Obscurité du désespoir évolutif pour entrer dans la Lumière de l’infinie sagesse.
7. Émergence
Or, comme on ne sera peut-être pas surpris de l’apprendre si l’on m’a suivi jusqu’ici, cet état d’esprit – cette sorte d’acceptation élégiaque – ne dura pas longtemps !
J’essayai de voir ce qui m’entourait. Je m’efforçai de percevoir le moindre bruit, le moindre détail, de détecter la moindre marbrure dans cette sphère de lumière, mais – pendant un certain temps – il n’y eut qu’un silence infini et une brillance intolérable.
J’étais devenu un point désincarné, vraisemblablement immortel, incrusté dans le plus grandiose des artifices : un Univers dont les forces et les particules étaient totalement soumises à l’Esprit. C’était magnifique, certes, mais atrocement inhumain, et une consternation accablante s’abattit sur moi.