Avais-je quitté l’Être pour quelque chose qui n’était ni l’Être ni le Non-Être ? Si c’était le cas, je n’avais pas encore atteint la paix de l’Éternité. J’avais encore l’âme d’un homme, lestée de toute la curiosité et de la soif d’action qui font depuis toujours partie de la nature humaine. Il y a chez moi trop de l’Occidental, et je ne tardai pas à me lasser de cet entracte de Contemplation désincarnée !
Puis, après un laps de temps que je ne pus mesurer, je me rendis compte que l’éclat du ciel n’était pas uniformément absolu. Il y avait comme une brume – un infime assombrissement – à la périphérie de ma vision.
Je guettais l’apparition d’ères géologiques, et il me sembla qu’au fil de cette longue attente la brume devenait plus distincte, formant une sorte de cercle autour de mon champ visuel, comme si je regardais par l’ouverture d’une caverne. C’est alors, au milieu de cette embrasure spectrale, que je discernai un nuage aux contours irréguliers, une diaprure tranchant sur la luminosité ambiante. Je vis un assemblage de tiges et de disques, grossiers et indistincts, disposés comme des fantômes sur l’arrière-plan étoilé. Dans un angle de cette image se trouvait un cylindre coloré en vert pur.
Je fus saisi d’une impatience enfiévrée. Qu’était cette irruption d’ombres dans l’interminable midi de l’Histoire optimale ?
Les contours de la caverne se précisèrent ; je me demandai s’il s’agissait de quelque souvenir submergé du paléocène. Et, quant à cet assemblage imprécis de tiges et de disques, j’avais fortement l’impression de l’avoir déjà vu quelque part : il m’était aussi familier que la paume de ma main, et pourtant, dans ce contexte transformé, je n’arrivais pas à le reconnaître…
Brusquement, je compris tout. Les tiges et autres éléments étaient ma Machine transtemporelle. Les lignes, là-bas, qui occultaient une constellation, étaient les barres de cuivre qui formaient le châssis principal du véhicule ; et ces disques enveloppés de galaxies devaient être mes compteurs chronométriques. C’était ma Machine originelle, que j’avais crue perdue, démontée et finalement détruite dans l’attaque allemande de Londres en 1938 !
La matérialisation de cette vision s’accélérait. Les tiges de cuivre brillaient – j’aperçus un peu de poussière sur les cadrans des compteurs aux aiguilles tourbillonnantes – et je reconnus la lueur verte de la plattnérite qui imprégnait le quartz dopé de l’infrastructure. Baissant les yeux, je vis deux gros cylindres, plus sombres – mes propres jambes, vêtues de serge vert jungle ! – et ces objets complexes, pâles et velus, devaient être mes mains, reposant sur les manettes de commande de la Machine.
Je compris enfin le sens de cette caverneuse embouchure autour de mon champ visuel. C’était le cadre formé par mes orbites, mon nez et mes joues. Une fois de plus, je regardai le monde depuis la plus obscure des cavernes : mon propre crâne.
J’eus l’impression d’être déposé dans l’enveloppe de mon corps. Doigts et jambes se rattachèrent à ma conscience. Je sentais les contours froids et fermes des leviers dans ma main et le léger picotement de la sueur sur mon front. C’était un peu, j’imagine, comme lorsqu’on reprend conscience après la narcose du chloroforme ; lentement, subtilement, je recouvrais ma personnalité. Je perçus alors une oscillation, puis la sensation de chute caractéristique du voyage dans le temps.
Au-delà de la Machine transtemporelle, ce n’étaient que ténèbres – je ne voyais rien du monde extérieur –, mais je devinai, à l’ampleur décroissante du ballottement, que le véhicule ralentissait. Je regardai autour de moi et fus récompensé par le poids d’un crâne plein sur mes vertèbres cervicales ; après ma période désincarnée, j’avais l’impression de braquer une pièce d’artillerie, mais seules d’infimes vestiges de l’Histoire optimale subsistaient dans mon champ de vision : ici, une traînée d’amas galactiques, là, un fragment de clarté stellaire. En cet ultime instant, avant que mon lien intangible ne fut finalement rompu, je vis encore l’austère visage rond de mon Veilleur aux yeux immenses et songeurs.
Puis cet Univers disparut – absolument – et je redevins intégralement moi-même. Je sentis monter en moi une joie sauvage et primitive !
La Machine transtemporelle s’arrêta dans une embardée. L’engin versa et je fus projeté, la tête la première, dans une obscurité totale.
J’entendis un coup de tonnerre. Une pluie drue et persistante martelait brutalement mon cuir chevelu et ma chemise de jungle. En un instant, je fus trempé jusqu’aux os : quel beau temps pour retrouver la corporéité ! me dis-je.
J’avais été déposé sur une plaque meuble de gazon spongieux devant la Machine retournée. Il faisait très sombre. J’étais apparemment sur une petite pelouse entourée de buissons dont les feuilles dansaient sous l’impact de la pluie. Un nuage de gouttelettes en suspension entourait la Machine. J’entendis le murmure d’une masse d’eau dans le voisinage et le crépitement de la pluie sur cette vaste surface liquide.
Je me relevai et regardai autour de moi. Juste à côté, il y avait un édifice, simple silhouette sur le ciel gris anthracite. Je remarquai à présent une faible lueur verte qui émanait de dessous le véhicule retourné. Je vis qu’elle provenait d’un flacon, cylindre de verre d’environ six pouces de hauteur : une fiole graduée usuelle de huit onces. Manifestement logée dans le bâti de la Machine, elle était tombée dans l’herbe.
Je tendis la main pour ramasser le flacon. La lueur verdâtre était émise par une poudre à l’intérieur : de la plattnérite.
On m’appela par mon nom.
Je me retournai, décontenancé. La voix était douce, presque masquée par le chuintement de la pluie sur le gazon.
Petite, quasi enfantine, une silhouette se dressait à moins de dix pieds de moi ; son crâne et son dos étaient revêtus de longs cheveux lisses que la pluie avait collés contre une chair blafarde. Des yeux énormes, gris-rouge, étaient fixés sur moi.
— Nebogipfel ?
Puis une sorte de circuit se ferma dans mon cerveau stupéfait.
Je me retournai pour examiner une fois de plus la silhouette massive de l’édifice. Ici, le balcon en fer, plus loin, la cuisine attenante à la salle à manger et sa petite fenêtre entrouverte et, au fond, la forme trapue du laboratoire…
J’étais chez moi ; ma Machine m’avait déposé sur la pelouse en pente derrière la maison, entre celle-ci et la Tamise. J’étais retourné – après tout ce que j’avais vécu ! – à Richmond.
8. Le cercle se referme
Comme nous l’avions déjà fait une fois, bien des cycles historiques auparavant, Nebogipfel et moi remontâmes Petersham Road jusqu’à ma maison. La pluie sifflait sur les pavés. L’obscurité était presque complète ; l’unique éclairage venait en fait du flacon de plattnérite qui luisait comme une pâle ampoule électrique, projetant une lueur ténébreuse sur le visage de Nebogipfel.
Je caressai du bout des doigts la délicate et familière ferronnerie de la balustrade devant le jardinet. L’élégante façade pseudo-antique, les colonnes du porche, les rectangles assombris de mes fenêtres –, j’avais bien cru ne plus jamais les revoir !
— Vous avez retrouvé vos deux yeux, dis-je tout bas à Nebogipfel.
Il jeta un coup d’œil à son corps rénové, ouvrant des mains dont la chair pâle brilla à la lueur de la plattnérite.