— Je n’ai pas besoin de prothèses, dit-il. Plus maintenant. À présent que j’ai été reconstruit, comme vous-même, d’ailleurs.
Je reposai les mains contre ma poitrine. Le tissu de la chemise était grossier et rugueux sous ma paume, et mon sternum était dur, lui aussi. Tout semblait suffisamment solide. Et j’avais toujours l’impression d’être moi-même : je conservais une continuité de conscience, un fil mnémonique glorieux et unique qui, par-delà tout l’enchevêtrement des Histoires, me ramenait aux jours plus simples de mon enfance. Mais pouvais-je être le même homme ? J’avais été mis en pièces dans l’Histoire optimale puis reconstitué. Je me demandai ce qui restait en moi de cet Univers de lumière.
— Nebogipfel, vous vous rappelez pratiquement tout, après que nous eûmes franchi la Frontière au commencement du temps, le ciel flamboyant, et tout le reste ?
— Je me souviens de tout. Pas vous ?
Ses yeux étaient deux globes noirs.
— Je n’en suis pas sûr, dis-je. Tout cela semble à présent une sorte de rêve, surtout ici, sous cette froide pluie anglaise.
— Mais l’Histoire optimale est la réalité. Tout ceci, chuchota-t-il en désignant d’un geste vague l’innocent Richmond, ces Histoires partielles, suboptimales, c’est le rêve.
J’examinai de près le récipient contenant la plattnérite. C’était un vulgaire flacon à usage médical muni d’un bouchon de caoutchouc ; il va sans dire que j’ignorais totalement d’où il provenait ni comment il s’était retrouvé coincé dans les entretoises de mon véhicule.
— Eh bien, ceci est assez réel, dis-je en brandissant l’objet. C’est une solution vraiment très élégante, n’est-ce pas ? La boucle est bouclée, pour ainsi dire.
Je me dirigeai vers la porte d’entrée.
— Je crois que vous feriez mieux de vous mettre à couvert avant que je sonne.
Il recula dans l’ombre du porche et devint totalement invisible.
Je tirai la sonnette.
J’entendis une porte s’ouvrir à l’intérieur de la maison, un cri assourdi – « J’y vais ! » – puis un pas lourd et impatient dans l’escalier. Une clé cliqueta dans la serrure et la porte s’ouvrit en grinçant.
Une bougie crépitant dans un chandelier en cuivre fut brusquement pointée sur moi par l’embrasure ; le visage large et rond d’un jeune homme me regarda avec des yeux bouffis de sommeil. Il avait vingt-trois ou vingt-quatre ans et portait une robe de chambre usée jusqu’à la corde jetée par-dessus une chemise de nuit froissée ; ses cheveux brun foncé dépassaient des côtés de sa tête bizarrement volumineuse.
— Oui ? dit-il sèchement. Il est plus de trois heures du matin, au cas où vous ne le sauriez pas…
J’ignore ce que j’avais eu l’intention de dire, mais, mis au pied du mur, je fus incapable de prononcer un seul mot. Une fois de plus, j’éprouvai soudain un malaise insolite en me reconnaissant. Je ne crois pas qu’un homme de mon siècle eût jamais pu s’habituer à se rencontrer lui-même, quel que fût le nombre de fois où il l’eût fait. À présent, mes sentiments s’étaient alourdis d’une émotion supplémentaire, car ce n’était plus seulement une version rajeunie de moi-même que j’avais devant moi mais aussi un ancêtre direct de Moïse. Comme si je me retrouvais face à face avec un frère cadet que j’avais cru perdre.
Devenu soupçonneux, il examina à nouveau mon visage.
— Que diable voulez-vous ? Je me fais un devoir de ne jamais recevoir les colporteurs… même à une heure raisonnable de la journée, d’ailleurs.
— Oui, dis-je doucement. Je sais que vous ne les recevez pas.
— Ah oui, vous le savez ?
Il commença à pousser la porte, mais il avait vu quelque chose dans ma physionomie, une ébauche de ressemblance : son regard était éloquent.
— Je crois que vous feriez mieux de me dire ce que vous voulez.
Maladroitement, j’exhibai la fiole de plattnérite que j’avais cachée derrière mon dos.
— J’ai ceci pour vous.
Ses sourcils se dressèrent en voyant l’étrange lueur verte émise par la bouteille.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est…, comment pourrais-je vous l’expliquer ? C’est une sorte d’échantillon. Pour vous.
— Un échantillon de quoi ?
— Je n’en sais rien, mentis-je. J’aimerais que vous le trouviez.
Il semblait intéressé mais hésitait encore ; un certain entêtement commençait à marquer ses traits.
— Que je trouve quoi ?
Je commençai à être agacé par ces questions creuses.
— Et zut ! Un peu d’initiative, mon vieux ! Faites quelques expériences…
— Je n’aime pas que l’on me parle sur ce ton, dit-il avec hauteur. Quelle sorte d’expériences ?
— Oh !
Je passai la main dans mes cheveux trempés ; pareille emphase ne seyait guère à un jeune homme, me dis-je.
— C’est une substance inconnue. C’est évident, non ?
Il fronça les sourcils, encore plus sceptique.
Je me penchai et posai la fiole sur le perron.
— Je la laisse ici. Vous pourrez l’examiner quand vous serez prêt – et je sais que vous serez prêt –, car je ne veux pas vous faire perdre votre temps.
Je tournai les talons et commençai à redescendre l’allée, écrasant bruyamment les graviers sous la pluie.
Quand je me retournai, je vis qu’il avait ramassé la fiole, dont la luminescence verte adoucissait les ombres laissées par la bougie sur son visage.
— Mais comment vous appelez-vous ? cria-t-il.
— Plattner, dis-je, mû par une impulsion soudaine.
— Plattner ? Est-ce que je vous connais ?
— Plattner, répétai-je, quelque peu désespéré, tout en cherchant de quoi étoffer mon mensonge dans les recoins obscurs de mon cerveau. Gottfried Plattner…
Ce fut comme si j’avais entendu quelqu’un d’autre le dire, mais, dès que ces mots eurent quitté mes lèvres, je compris qu’ils étaient, pour ainsi dire, inévitables.
C’était fait : le cercle s’était refermé !
Il continua de m’appeler, mais je m’éloignai résolument de la grille et redescendis Richmond Hill.
Nebogipfel m’attendait derrière la maison, près de la Machine transtemporelle.
— C’est fait, l’informai-je.
Les premières lueurs de l’aube avaient filtré à travers la chape de nuages ; je voyais une silhouette granuleuse – le Morlock –, les mains jointes derrière le dos, les cheveux plaqués sur l’échine. Ses yeux étaient d’énormes flaques gris-rouge.
— Vous avez un peu souffert des intempéries, dis-je avec sollicitude. Cette pluie…
— … N’a guère d’importance.
— Qu’allez-vous faire maintenant ?
— Et vous ?
Pour toute réponse, je me penchai et tirai la Machine transtemporelle. Elle se redressa de guingois en grinçant comme un vieux cadre de lit puis retomba lourdement sur la pelouse. Je passai la main sur le châssis cabossé du véhicule ; de la mousse et des brins d’herbe étaient restés accrochés aux tiges de quartz et à la selle ; une traverse était faussée et bel et bien déformée.
— Vous pouvez rentrer chez vous, dit-il. En 1891. Il est clair que nous avons été ramenés par les Veilleurs à votre Histoire d’origine, à la première version du temps. Vous n’avez qu’à avancer de quelques années.
Je considérai cette perspective. À certains égards, il eût été rassurant de retourner dans cette ère confortable, de réintégrer la coquille des possessions, des amitiés et des réussites. Et j’eusse profité à nouveau de la compagnie de mes anciens camarades, de Filby et des autres. Mais…