— J’avais un ami en 1891, dis-je à Nebogipfel. (Je pensais à l’Écrivain.) Un tout jeune homme. Un original, par certains côtés. Tout passionné qu’il était, il avait sa manière personnelle de regarder le monde… Comme s’il voyait au-delà de la surface des choses – au-delà du Hic et Nunc qui nous obsède tant – et en percevait l’essentiel : les tendances, les courants profonds qui nous relient à la fois au passé et au futur. Il avait, ce me semble, pris la mesure de la petitesse de l’Humanité en regard de l’immensité du temps évolutif ; et je crois qu’il en avait conçu une certaine impatience quant au monde dans lequel il se trouvait prisonnier, quant aux processus lents et interminables de la société, et même quant à sa propre nature humaine et maladive.
« C’était, voyez-vous, comme s’il était devenu un étranger dans sa propre époque, conclus-je. Et c’est ainsi que je me sentirais si je revenais. Hors du temps. Car, pour consistant que puisse sembler ce monde-ci, je n’oublierais jamais qu’un millier d’Univers plus ou moins différents de lui coexistent autour de lui, juste hors de portée.
« Je suppose que je suis devenu un monstre… Mes amis doivent me croire perdu dans le temps et vont porter mon deuil.
Mais j’avais déjà pris ma résolution.
— J’ai toujours une vocation. Je n’ai pas encore achevé la tâche que je m’étais imposée lorsque je suis retourné dans le temps après ma première visite. Un cercle a été refermé, mais un autre demeure, fracture ouverte dans le futur lointain…
— Je comprends, dit le Morlock.
Je me juchai sur la selle du véhicule.
— Et vous, Nebogipfel ? M’accompagnerez-vous ? Je peux imaginer un rôle pour vous, là-bas… et puis je ne veux pas vous abandonner ici.
— Je vous remercie, mais la réponse est non. Je vais rester ici longtemps.
— Où irez-vous ?
Il releva la tête. La pluie ralentissait, mais une légère brume de gouttelettes suintait encore du ciel en voie d’éclaircissement et tombait contre les volumineuses cornées de ses yeux.
— Moi aussi, je suis conscient de la clôture des cercles, dit-il. Mais je demeure impatient de savoir ce qui se trouve au-delà…
— Que voulez-vous dire ?
— Si vous étiez retourné ici et aviez abattu votre moi juvénile, il n’y aurait pas de contradiction causale : au lieu de quoi, vous créeriez une nouvelle Histoire, une variante inédite dans la Multiplicité, au cours de laquelle vous avez été tué par un inconnu.
— Tout cela est à présent très clair pour moi. À cause de l’existence de la Multiplicité, il n’y a pas de paradoxe possible à l’intérieur de la même Histoire.
— Mais, poursuivit calmement le Morlock, les Veilleurs vous ont amené ici afin que vous puissiez vous remettre la plattnérite à vous-même, afin que vous puissiez démarrer la séquence d’événements qui a conduit à la mise au point de la première Machine transtemporelle et à la création de la Multiplicité. Il y a donc une clôture d’un ordre supérieur, celle de la Multiplicité sur elle-même.
Je voyais à quoi il voulait en venir.
— Il y a effectivement une sorte de boucle causale fermée, après tout, dis-je, un serpent qui se mord la queue… La Multiplicité n’eût jamais pu accéder à l’existence, n’était-ce l’existence préalable de la Multiplicité !
Nebogipfel dit que les Veilleurs croyaient que la résolution de ce Paradoxe final requérait l’existence d’autres Multiplicités : d’une Multiplicité de Multiplicités !
— L’ordre supérieur, dit Nebogipfel, est logiquement nécessaire à la résolution de la boucle causale, tout comme la Multiplicité était nécessaire à la résolution des paradoxes au sein d’une Histoire individuelle.
— Mais, crénom, Nebogipfel ! Mon esprit est ébranlé rien que d’y penser. Des ensembles parallèles d’Univers…, est-ce possible ?
— Plus que possible. Et les Veilleurs ont l’intention de voyager jusque-là.
Il baissa la tête, se détournant du ciel. L’aube devenait à présent très lumineuse, et je voyais se rider la chair terreuse qui cernait les yeux fragiles du Morlock.
— Et, poursuivit-il, ils m’emmèneront avec eux. Je ne peux concevoir aventure plus grandiose… Et vous ?
Juché sur la selle de ma Machine, je jetai un dernier regard circulaire à cette aube humide et anonyme, quelque part au dix-neuvième siècle. Les silhouettes des maisons pleines de dormeurs se découpaient tout au long de Petersham Road ; je sentais l’odeur de l’herbe mouillée, et, quelque part, une porte claqua : celle d’un laitier ou d’un facteur qui commençait sa journée.
Je savais que jamais je ne repasserais par ici.
— Nebogipfel, lorsque vous atteindrez cette Multiplicité supérieure, qu’arrivera-t-il ?
— Il y a de nombreux ordres ultérieurs d’Infinitude, dit calmement Nebogipfel tandis que l’ondée légère nimbait de gouttelettes les contours de son visage. C’est comme une hiérarchie de structures – et d’ambitions – universelles.
Sa voix conservait le doux gargouillement morlock et ses intonations ô combien étrangères, et pourtant elle était chargée d’émerveillement.
— Les Constructeurs auraient pu posséder un Univers ; mais cela ne leur suffisait pas. Alors, ils défièrent la Finitude et touchèrent la Frontière du Temps, la franchirent et permirent à l’Esprit de coloniser et d’habiter les nombreux Univers de la Multiplicité. Or, pour les Veilleurs de l’Histoire optimale, même cela ne suffit pas ; aussi recherchent-ils d’autres moyens d’aller au-delà, de parvenir à d’autres Ordres d’Infinitude…
— Et s’ils y réussissent ? S’arrêteront-ils ?
— Il n’y a point de repos, ni de limite. L’Au-Delà n’a pas de fin : pas de Frontières que la Vie et l’Esprit ne puissent défier et franchir.
Ma main se raidit sur les leviers de ma Machine, et toute sa masse trapue oscilla telle une branche sous la brise.
— Nebogipfel, je…
Il leva la main.
— Partez, dit-il.
J’inspirai, agrippai des deux mains le levier de départ et m’arrachai au temps dans une explosion étouffée.
LIVRE SEPT
Le jour 292 495 940
1. Le val de Tamise
Les aiguilles de mes compteurs chronométriques tourbillonnaient. Le Soleil devint un trait de feu puis s’abolit en un arc lumineux doublé du ruban fluctuant des phases lunaires. Les arbres passaient en frissonnant d’une saison à l’autre, presque trop vite pour que l’œil pût les suivre. Le ciel bleu, d’où les nuages avaient été opportunément effacés, avait la prodigieuse profondeur d’un crépuscule d’été.
L’imposante forme translucide de ma demeure se détacha bientôt de moi. Le paysage devint flou, et, une fois de plus, la splendide architecture de l’ère des Grands Édifices déferla comme une marée sur Richmond Hill. Je n’aperçus rien des particularités qui avaient caractérisé l’élaboration de l’Histoire de Nebogipfel : l’arrêt de la rotation terrestre, l’édification de la Sphère autour du Soleil, et ainsi de suite. Puis je vis une marée de verdure plus foncée recouvrir les flancs de la colline et s’y maintenir sans interruptions hivernales ; et je savais que j’avais atteint l’ère future, heureuse entre toutes, où l’Angleterre a retrouvé un climat plus chaud. C’était comme un écho du paléocène, songeai-je avec une pointe de nostalgie.