J’avais beau chercher à apercevoir le moindre signe de la présence des Veilleurs, ils restaient invisibles. Les Veilleurs – ces esprits inimaginablement immenses, affleurements des grandioses récifs d’Intellect qui habitent l’Histoire optimale – en avaient à présent fini avec moi, et j’avais la macabre satisfaction d’être seul maître de mon destin. Le décompte des jours sur mes cadrans passa le seuil des deux cent cinquante mille et je commençai à tirer prudemment la manette d’arrêt.
Fugitivement aperçue dans ses dernières phases papillotantes, la Lune s’amenuisa jusqu’à l’obscurité totale. Je me rappelai que j’étais parti avec Weena pour notre dernière et funeste expédition vers le palais de Porcelaine verte juste avant la période que les frêles Éloï appelaient les Nuits Obscures : les ténèbres absolues de la nouvelle lune, lorsque les Morlocks émergeaient pour imposer leur volonté aux Éloï. L’imprudent que j’avais été ! me dis-je. Quelle impétuosité, quel manque de réflexion – et d’égards envers la malheureuse Weena – que de m’être lancé dans une telle entreprise à un moment aussi dangereux !
Eh bien, pensai-je sardoniquement, j’étais revenu ; et j’étais résolu à racheter mes fautes passées, dussé-je périr en tentant d’y parvenir.
Dans un cahot, l’engin sortit de la grisaille tumultueuse et le soleil m’assaillit, lourd, chaud et instantané. Les aiguilles des compteurs s’arrêtèrent en tremblant : c’était le jour 292 495 940, le jour précis, en l’an 802 701 après J.-C., où j’avais perdu Weena.
Je m’étais posé au flanc de la colline habituelle. La lumière solaire était intense, et je fus obligé de me protéger les yeux. Comme j’avais lancé la Machine depuis le jardin derrière la maison et non depuis le laboratoire, j’étais arrivé sur cette modeste pelouse entourée de rhododendrons environ vingt yards plus bas que la première fois. Derrière moi, légèrement plus haut sur la colline, j’aperçus le profil familier du Sphinx Blanc et son énigmatique sourire figé pour l’éternité. Le soubassement de bronze était toujours couvert d’une épaisse couche de vert-de-gris, bien que çà et là je visse les endroits où les incrustations moulées avaient été aplaties par mes tentatives futiles pour pénétrer par effraction dans la salle à l’intérieur du piédestal et reprendre possession de la Machine transtemporelle dérobée ; l’herbe était coupée et abîmée là où les Morlocks avaient traîné mon véhicule pour l’enfermer dans le socle du monument.
Je sursautai en prenant conscience que la Machine l’était encore. Quelle étrange situation ! L’autre véhicule reposait à quelques yards de moi dans cet espace obscur tandis que j’étais perché sur sa copie, à tous égards parfaite, qui étincelait dans l’herbe.
Je démontai les manettes de commande et les empochai avant de mettre pied à terre. D’après la position du soleil, il devait être environ trois heures de l’après-midi ; l’air était chaud et humide.
Désireux de mieux voir le paysage, je marchai environ un demi-mille jusqu’au sommet de ce qui avait été Richmond Hill. De mon temps, l’espace avait été occupé par la Terrace, avec ses coûteuses façades et ses échappées généreuses sur le fleuve et la campagne à l’ouest ; à présent, un bosquet d’arbres clairsemés avait escaladé la crête – il n’y avait aucune trace de la Terrace, et je supposai que même les fondations des demeures avaient été oblitérées par l’action des racines –, mais, tout de même, exactement comme en 1891, un paysage des plus riants s’étalait vers le sud et l’est.
Il y avait là un banc de ce métal jaune que j’avais déjà vu ; il était rongé par une corrosion rouge vif et ses accoudoirs étaient comme dégrossis à la lime pour figurer les créatures de quelque mythe oublié. Une ortie aux grandes feuilles d’un brun somptueux avait escaladé l’assise ; je l’écartai – elle ne piquait pas – et m’installai, car j’avais déjà chaud et je transpirais.
Le soleil était très bas dans le ciel, à l’ouest, et sa lumière se reflétait sur les édifices dispersés et les étendues d’eau qui ponctuaient la campagne verdoyante. La chaleur couvrait de brume tout ce paysage métamorphosé par le temps et la patiente évolution de la géologie. Je pouvais cependant en reconnaître quelques traits, pour déformés qu’ils fussent, et une onirique beauté subsistait encore dans « l’incomparable val de Tamise » chanté par le poète. Le ruban argenté du fleuve était à une certaine distance ; ainsi que je l’ai noté plus haut, la Tamise allait tout droit de Hampton à Kew au lieu de décrire un méandre. Elle avait également recreusé son lit, si bien que Richmond se trouvait à présent perché au flanc d’une large vallée et à environ un mille de l’eau. Je crus reconnaître l’île Glover dans une sorte de tertre boisé au centre de l’ancien lit du fleuve. Les prairies de Petersham avaient conservé l’essentiel de leurs contours actuels, mais elles s’étaient exhaussées bien au-dessus du niveau de la Tamise et j’imaginai que l’endroit était beaucoup moins marécageux que de mon temps.
Les grandioses édifices de cette ère, aux parapets compliqués et aux altières colonnes, s’éparpillaient dans le paysage, élégants et abandonnés, saillies d’os architectural perçant le flanc vêtu de vert de la colline. À environ un mille, j’aperçus une vaste construction, cette masse de granit et d’aluminium où j’étais monté le premier soir. Çà et là, de gigantesques figures, aussi belles et énigmatiques que mon Sphinx Blanc, dressaient la tête par-dessus la verdure ambiante, et partout je voyais les coupoles et les cheminées qui signalent la présence des Morlocks. Les fleurs géantes de ce temps futur, aux feuilles luisantes et aux pétales d’un blanc éblouissant, étaient omniprésentes. Une fois de plus, ce paysage, avec ses floraisons d’une extraordinaire beauté, ses pagodes et ses coupoles nichées dans la verdure, me rappela les Jardins botaniques royaux de Kew, mais un Kew négligé et sauvage qui avait fini par recouvrir l’Angleterre.
À l’horizon se profilait un vaste édifice que je n’avais encore jamais remarqué. Il était quasiment perdu dans les brumes du nord-ouest, en direction du Windsor actuel, trop éloigné et trop flou pour que je pusse en distinguer les détails. Je me promis d’aller un jour jusqu’à Windsor, car assurément, si un édifice quelconque de mon époque avait survécu à l’évolution et à la négligence des millénaires accumulés, ce serait un vestige du massif donjon normand.
Me retournant, je contemplai le bocage qui descendait en direction du Banstead actuel, alternant taillis et collines, avec, çà et là, l’éclat d’un plan d’eau – paysage qui m’était devenu familier lors de mes premières explorations. Et c’était par là – à dix-huit ou vingt milles d’ici – que se dressait le palais de Porcelaine verte. Scrutant le lointain dans cette direction, je crus alors apercevoir vaguement les clochetons de cet édifice, mais mes yeux n’étaient plus ce qu’ils étaient et je n’étais pas sûr que ce fût lui.
Je m’y étais rendu avec Weena à la recherche d’armes et d’autres provisions pour mener la lutte contre les Morlocks. En fait, si mes souvenirs étaient exacts, mon double devait être à l’instant même en train de fouiller à l’intérieur de ces murs verts étincelants !
À une dizaine de milles, une barrière s’interposait entre moi et le palais : une forêt dense et ténébreuse. Même en plein jour, c’était une tache sombre et sinistre d’au moins un mille de diamètre. Avec Weena dans les bras, j’avais traversé ce bois sans problème la première fois, car nous avions attendu le lever du jour ; mais la seconde fois, en revenant du palais (ce soir !), j’allais laisser mon impatience et ma fatigue prendre le dessus. Décidé à retourner au Sphinx dès que possible pour essayer de reprendre possession de ma Machine, j’allais m’enfoncer dans cette forêt en pleine obscurité – et m’endormir –, et les Morlocks fondraient sur nous et enlèveraient Weena.