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Affolé, je me relevai, faisant pleuvoir les gousses de fruits et les fleurs que les espiègles Éloï avaient disposées sur ma personne. Je retraversai à tâtons la salle principale. Elle était à présent remplie d’Éloï qui dormaient par petits groupes à même le sol métallique. Je passai enfin le seuil et émergeai à la lumière du jour…

Ou, plutôt, de ce qu’il en restait ! Scrutant le ciel comme un dément, j’aperçus, à peine visible, un mince croissant de soleil, lunule étincelante posée sur l’horizon ouest, et, à l’est, une unique planète, Vénus, peut-être.

Poussant un cri, je levai les bras au ciel. Après toutes les résolutions que j’avais prises de racheter mes téméraires imprudences, voilà que j’avais – comble de l’indolence – passé l’après-midi à sommeiller !

Je retrouvai le sentier que j’avais suivi et m’élançai en direction de la forêt. Et dire que j’avais projeté d’arriver dans le bois de jour ! Tandis que la nuit tombait autour de moi, j’aperçus fugitivement des fantômes gris-blanc, à peine visibles à la périphérie de mon regard. Je fis volte-face à chacune de ces apparitions, mais elles se dérobèrent et restèrent hors d’atteinte.

Ces silhouettes étaient évidemment des Morlocks – les Morlocks sournois et brutaux de cette Histoire – et ils me suivaient silencieusement à la trace avec toutes les ressources de leur race de chasseurs. Ma décision de m’engager sans armes dans cette expédition semblait à présent quelque peu imprudente et je me dis qu’aussitôt que j’entrerais dans le bois il me faudrait trouver une branche cassée ou un objet similaire qui pût me servir de matraque.

3. Dans l’obscurité

Je trébuchai plus d’une fois sur le sol inégal, et je crois bien que je me serais foulé les deux chevilles, n’eût été la rigidité de mes bottes de soldat.

Lorsque j’arrivai à l’orée du bois, la nuit était totale.

Je considérai cette étendue de forêt noire et humide et compris la futilité de ma quête. Je me rappelai avoir été entouré d’une foule de Morlocks : comment trouverais-je la malfaisante poignée de brutes qui m’avaient ravi Weena ?

Je songeai à m’enfoncer dans la forêt ; je me souvenais approximativement du chemin que j’avais emprunté la première fois et peut-être rencontrerais-je mon être antérieur accompagné de Weena. Mais la folie de cette procédure me frappa immédiatement. D’abord, j’avais tourné en rond au cours de mes affrontements avec les Morlocks et j’avais fini par évoluer dans le bois plus ou moins au hasard. De plus, je n’avais aucune protection et serais très vulnérable dans l’enceinte ténébreuse de la forêt. J’aurais sans doute la satisfaction d’amocher quelques Morlocks avant qu’ils aient le dessus, mais ils finiraient sûrement par avoir le dessus, et je n’avais en tout cas aucune intention de livrer pareille bataille.

Je m’éloignai donc d’un bon quart de mille jusqu’à ce que je trouvasse un monticule qui surplombait le bois.

L’obscurité m’enveloppait totalement et les étoiles émergèrent dans toute leur splendeur. Comme je l’avais déjà fait la première fois, je tentai de me distraire en recherchant les traces des anciennes constellations ; mais le mouvement propre des étoiles individuelles avait progressivement déformé l’image familière du ciel. Toutefois, la planète que j’avais remarquée tantôt brillait encore au-dessus de moi telle une fidèle compagne.

La dernière fois que j’avais examiné ce ciel modifié, me souvins-je, Weena était à mes côtés, emmitouflée dans ma veste ; nous avions profité de la nuit pour nous reposer sur le chemin du palais de Porcelaine verte. Je me rappelai mes pensées d’alors : j’avais médité sur la petitesse de la vie terrestre comparée aux migrations millénaires des étoiles, et j’avais fugitivement éprouvé une distanciation élégiaque – une vision de l’immensité du temps, bien au-delà de mes problèmes terrestres.

Or il me semblait à présent que j’avais assez de tout cela : des perspectives, des Infinités et des Éternités ; j’étais tendu, impatient d’agir. Je n’étais qu’un homme – avais-je jamais été autre chose ? – qui s’était, une fois de plus, totalement investi dans les rudes préoccupations de l’Humanité, et ma conscience n’était remplie que de mes seuls projets personnels.

Me détournant des étoiles lointaines et insondables, je baissai les yeux sur la forêt devant moi. C’est alors que je vis une douce lueur rose commencer de se répandre à l’horizon sud-ouest. Je me relevai et me mis brusquement à danser de joie. C’était la confirmation qu’après toutes mes aventures j’avais retrouvé, en ce siècle du futur lointain, le jour exact entre tous les jours possibles ! Car cette lueur était un incendie de forêt – incendie imprudemment déclenché par moi-même !

Je m’efforçai de me rappeler précisément ce qui s’était déroulé ensuite dans cette funeste nuit…

L’incendie que j’avais déclenché était pour Weena un phénomène tout nouveau et merveilleux ; elle avait voulu jouer avec ses nappes rouges ourlées d’étincelles ; j’avais été forcé de l’empêcher de se jeter dans cette lumière liquide. Je l’avais ensuite prise dans mes bras – elle s’était débattue – et je m’étais élancé dans cette forêt où la lumière de mon incendie guidait mes pas.

Vite privés de cet éclairage, nous avancions ensuite dans une obscurité seulement atténuée par des tranches de ciel bleu foncé visibles entre les arbres. Je n’avais pas tardé à entendre, au sein de ces ténèbres huileuses, le trottinement de pieds menus et le doux roucoulement de voix s’interpellant tout autour de moi ; je me souvins d’avoir été tiré par le pan de ma veste, puis par la manche.

J’avais déposé Weena à terre afin de pouvoir trouver mes allumettes ; il y avait alors eu une empoignade à mes pieds lorsque ces Morlocks, tels des insectes avides, s’étaient jetés sur le corps de la malheureuse. J’avais gratté une allumette ; lorsque sa tête s’était embrasée, j’avais vu une rangée de visages morlock illuminés comme par un éclair de magnésium, tous levés vers moi avec leurs yeux gris-rouge, puis, en une seconde, ils s’étaient enfuis.

J’avais résolu de faire un nouveau feu et d’attendre le matin. J’avais allumé des fragments de camphre et les avais jetés sur le sol. J’avais arraché des branches aux arbres au-dessus de moi et en avais fait un feu de bois vert à la fumée suffocante…

Je me dressai sur la pointe des pieds et scrutai la forêt. Il faut m’imaginer sous un ciel sans lune, dans ce noir d’encre où la seule lumière venait de l’incendie qui se propageait de l’autre côté du bois.

Là-bas ! De la fumée s’élevait, mince volute découpée en silhouette par la clarté de l’incendie principal. C’était sans aucun doute là que j’avais décidé de résister. L’endroit était assez éloigné – à environ deux milles vers l’est et dans les profondeurs de la forêt –, aussi m’élançai-je sous les frondaisons sans m’autoriser d’autres méditations.

Pendant quelque temps, je n’entendis que le craquement des brindilles sous mes pieds et un ronflement lointain qui devait être le souffle de l’incendie principal. L’obscurité n’était atténuée que par la lueur du feu et les échappées sur le bleu foncé du ciel au-dessus de moi ; je ne voyais que les silhouettes des troncs et des racines et je trébuchai plus d’une fois. Puis j’entendis trottiner autour de moi – un bruit aussi doux que celui de la pluie – et je perçus le bizarre gargouillis caractéristique des voix morlock. Je sentis qu’on me saisissait par la manche de ma chemise, qu’on tirait doucement sur ma ceinture, qu’on me palpait la gorge.