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Je lançai les bras à droite et à gauche, rencontrai de la chair et de l’os, et mes assaillants reculèrent ; mais je savais que mon sursis serait de courte durée. Effectivement, quelques secondes plus tard, je fus à nouveau encerclé par leur menu piétinement puis obligé de me frayer de force un chemin dans une grêle de frôlements, d’attouchements glacés et d’audacieux coups de dents sous les regards d’un essaim d’énormes yeux rouges.

C’était une nouvelle plongée dans mon cauchemar le plus profond, dans cette horrible obscurité que j’ai redoutée toute ma vie ! Mais je tins bon, et les Morlocks ne m’attaquèrent pas – pas ouvertement, en tout cas. Je détectai déjà chez eux une certaine agitation – ils couraient en tous sens et de plus en plus rapidement – à mesure que l’incendie lointain gagnait en intensité.

Et, soudain, il y eut dans l’air une nouvelle odeur, légère, presque couverte par celle de la fumée…

De la vapeur de camphre.

Je ne devais pas être à plus de quelques yards de l’endroit où les Morlocks nous avaient surpris Weena et moi pendant que nous dormions : l’endroit où je m’étais battu et où Weena m’avait été enlevée !

J’arrivai en face d’une importante troupe de Morlocks – masse dense tout juste visible derrière la rangée d’arbres immédiatement devant moi – qui se jetaient les uns pardessus les autres comme des asticots voraces pour participer à la mêlée ou à la curée. Jamais je n’en avais vu autant. J’aperçus un homme qui luttait pour se dégager de leur cohue. Il disparut sous une lourde masse de Morlocks qui le saisirent par le cou, les cheveux et les bras, et il tomba. Mais je vis alors un bras émerger en brandissant une barre de fer – arrachée, me rappelai-je, à une machine du palais de Porcelaine verte – et en frapper énergiquement les Morlocks. Ils se reculèrent brièvement, et bientôt il avait réussi à s’adosser à un arbre. Ses cheveux se dressaient sur son crâne volumineux, il ne portait aux pieds que des chaussettes déchirées et ensanglantées. Les Morlocks revinrent frénétiquement à l’assaut ; il brandit sa barre de fer et j’entendis le craquement spongieux des têtes morlock.

Je songeai un instant à me joindre à lui, mais je savais que ce n’était pas nécessaire. Il survivrait, réussirait tant bien que mal à sortir de cette forêt – seul, pleurant la perte de Weena – et soustrairait sa Machine transtemporelle aux manigances des sournois Morlocks. Je restai dans l’ombre des arbres et je suis convaincu qu’il ne me vit pas…

Je me rendis compte alors que Weena était déjà loin d’ici ; à ce stade du conflit, les Morlocks me l’avaient déjà enlevée !

Je fis volte-face, désespéré. J’avais de nouveau laissé ma concentration se relâcher. Avais-je déjà échoué ? Avais-je perdu Weena encore une fois ?

À ce moment-là, une forte panique s’était emparée des Morlocks en présence du feu ; ils fuyaient l’incendie en rangs serrés, leurs dos bossus et velus teintés de rouge. Puis j’aperçus une harde de Morlocks – quatre, en fait – qui s’éloignaient du feu en trébuchant parmi les arbres. Je vis alors qu’ils transportaient quelque chose : un objet immobile, pâle et flasque, avec un soupçon de blanc et d’or…

En rugissant, je m’élançai à grand fracas dans les broussailles. Les quatre têtes morlock pivotèrent jusqu’à ce que leurs yeux énormes, gris-rouge, fussent braqués sur moi ; alors, les poings levés, je fondis sur eux.

Il n’y eut pas vraiment de combat. Les Morlocks laissèrent choir leur précieux fardeau pour me tenir tête, constamment distraits, toutefois, par la clarté qui s’intensifiait derrière eux. Un de ces petits monstres me planta ses crocs dans le poignet ; je lui martelai le visage de coups de poing – je sentis l’os crisser sous l’impact –, et il lâcha prise quelques secondes plus tard ; puis ils s’enfuirent tous les quatre.

Je me penchai et ramassai littéralement Weena – la pauvre petite créature était aussi légère qu’une poupée ; son état me fendit le cœur. Sa robe était déchirée et salie, son visage et sa chevelure dorée étaient souillés de suie et de cendre, et il me sembla qu’elle avait une brûlure à la joue. Je remarquai également les minuscules empreintes des crocs morlock dans la chair tendre de sa nuque et de ses bras.

Elle avait totalement perdu connaissance et je ne pouvais dire si elle respirait ou non ; je crus qu’elle était peut-être déjà morte.

Je retraversai la forêt au pas de course avec Weena au creux de mes bras.

J’avais du mal à me diriger dans cette obscurité enfumée : l’incendie fournissait, certes, une clarté jaune et rouge, mais il changeait la forêt en un jeu d’ombres mouvantes et trompeuses. À plusieurs reprises, je me cognai à des arbres ou butai sur quelque monticule ; et la pauvre Weena, j’en ai peur, était à chaque fois rudement secouée.

Nous avancions au milieu d’un flot de Morlocks qui, tous, fuyaient l’incendie avec autant d’énergie que moi. Leurs dos velus renvoyaient l’éclat rouge des flammes, leurs yeux étaient des disques d’une douleur quasi palpable. Ils trébuchaient dans tous les sens, heurtant des arbres du front et se menaçant mutuellement de leurs petits poings quand ils ne rampaient pas sur le sol en gémissant, à la recherche d’un soulagement illusoire contre la chaleur et la lumière. Lorsqu’ils me bousculaient, je les chassais à coups de poing et de pied ; mais il était clair qu’aveuglés comme ils l’étaient ils ne représentaient aucun danger pour moi, et, au bout d’un moment, je découvris qu’il suffisait de les repousser d’une simple bourrade.

À présent que j’étais habitué à la tranquille dignité de Nebogipfel, la nature bestiale de ces Morlocks originels aux mâchoires pendantes, aux cheveux sales et emmêlés et à la posture voûtée – certains couraient les mains frôlant le sol – était déprimante à l’extrême.

Nous arrivâmes soudain à la lisière du bois. Je franchis tant bien que mal la dernière rangée d’arbres et me retrouvai en train de tituber dans une prairie.

J’aspirai de généreuses goulées d’air et me retournai pour contempler la forêt en feu. La fumée ondoyante formait une colonne qui s’élevait dans le ciel, occultant les étoiles. Et je vis, au cœur de la forêt, des flammes gigantesques, hautes de plusieurs centaines de pieds, qui s’étiraient verticalement comme des édifices. Les Morlocks continuaient de fuir l’incendie, mais en nombre de plus en plus réduit ; et ceux qui émergeaient du bois étaient blessés et échevelés.

Je me retournai et continuai d’avancer au milieu d’herbes hautes et raides. La chaleur intense que je sentais dans mon dos finit par diminuer au bout d’environ un mille et l’aveuglante clarté écarlate de l’incendie s’atténua en une simple lueur. Après quoi, je ne vis plus de Morlocks.

Je gravis une colline et, dans la vallée subséquente, j’arrivai dans un lieu que j’avais déjà visité la première fois. Il y avait là des acacias, un certain nombre de dortoirs et une statue incomplète et mutilée qui m’avait rappelé un faune. Nichée au creux de la vallée, je découvris la petite rivière dont j’avais conservé le souvenir. Sa surface turbulente et inégale reflétait la clarté stellaire. Je fis halte sur la berge et déposai délicatement Weena sur le sol. L’eau était froide et coulait rapidement. Je déchirai ma chemise et en plongeai un lambeau dans le courant ; je m’en servis pour baigner le visage de l’infortunée Weena et lui faire boire quelques gouttes d’eau.

Ainsi veillai-je jusqu’à la fin de cette Nuit Obscure, assis au bord de la rivière, la tête de Weena reposant sur mes genoux.