Le lendemain matin, je vis l’autre émerger en piteux état de la forêt incendiée. Son visage zébré de coupures mal refermées était pâle comme la mort, sa veste était sale et empoussiérée ; il boitait pire qu’un chemineau fatigué, les pieds ensanglantés enveloppés à cru d’herbes roussies. J’eus un pincement au cœur – était-ce de la compassion ou de la gêne ? – en le voyant aussi mal en point. Était-ce vraiment moi ? Avais-je présenté pareil spectacle à mes amis en revenant de cette première expédition ?
Une fois de plus, je fus tenté de lui proposer mon aide ; mais je savais qu’il n’en avait pas besoin. Mon moi antérieur se reposerait de ses fatigues en dormant au grand soleil de la journée puis, à l’approche du soir, il retournerait au Sphinx Blanc pour reprendre sa Machine transtemporelle.
Finalement, après un ultime affrontement avec les Morlocks, il disparaîtrait dans un tourbillon dématérialisant.
Je demeurai donc avec Weena au bord de la rivière, la soignai tandis que le soleil montait dans le ciel et priai qu’elle s’éveillât.
ÉPILOGUE
Les premiers jours furent pour moi les plus difficiles, car j’étais arrivé ici sans le moindre outil.
Au début, je fus forcé de vivre parmi les Éloï, partageant avec eux les fruits que leur apportaient les Morlocks et les ruines complexes qui leur servaient de dortoirs.
Lorsque la lune déclina et que s’annonça la nouvelle séquence de Nuits Obscures, je fus frappé par l’audace avec laquelle les Morlocks remontaient de leurs cavernes pour assaillir leur bétail humain ! Je me postai à l’entrée d’un dortoir, armé de bouts de fer et de fragments de maçonnerie. Ainsi parvins-je à leur résister, mais je ne pouvais pas tous les empêcher d’entrer – les Morlocks grouillaient comme de la vermine au lieu de combattre à la manière organisée des humains – et, de surcroît, je ne pouvais défendre qu’un dortoir parmi les centaines qui parsemaient la vallée de la Tamise.
Rien dans toute mon expérience n’a été aussi morne que ces heures noires, heures d’effroi et d’absolue détresse pour les Éloï sans défense. Et pourtant, avec l’arrivée du jour, cette obscurité était déjà bannie des modestes cerveaux des Éloï, qui étaient alors disposés à jouer et à rire comme si les Morlocks n’existaient pas.
J’étais résolu à modifier cet arrangement, car c’était, après tout – avec le sauvetage de Weena –, mon intention première en retournant ici.
J’ai exploré plus largement la campagne environnante. Je devais faire piètre figure quand j’arpentais les collines avec ma barbe inculte et spectaculaire, mon crâne brûlé par le soleil et ma corpulente anatomie drapée dans l’étoffe criarde des Éloï ! Il n’y a bien sûr ni moyen de transport ni bêtes de somme pour faciliter mes déplacements, et je n’ai que les restes de mes bottes de 1944 pour me protéger les pieds. J’ai tout de même poussé jusqu’à Hounslow et Staines à l’ouest, Barnet au nord, Epsom et Leatherhead au sud ; vers l’est, j’ai suivi le cours de la Tamise jusqu’à Woolwich.
Partout j’ai trouvé la même image : une contrée verdoyante parsemée de ruines, les palais et les demeures des Éloï, et, omniprésente, la sinistre ponctuation des puits morlock. Il se peut qu’en France ou en Écosse la situation soit très différente, mais je ne le crois pas. Toute l’Angleterre, sans parler des régions voisines, est infestée par les Morlocks et minée par leurs souterrains.
J’ai donc été contraint d’abandonner mon dessein initial, qui consistait à emmener un groupe d’Éloï hors de portée des Morlocks : je sais maintenant que les Éloï ne peuvent échapper aux Morlocks, et vice versa, car la dépendance des Morlocks par rapport aux Éloï, que j’aurais tendance à trouver moins répugnante, est tout aussi dégradante pour l’âme de ces sous-hommes nocturnes.
J’ai commencé, discrètement, à chercher d’autres manières de vivre.
Je résolus d’élire domicile dans le palais de Porcelaine verte. C’était l’un de mes projets lors de ma première visite, car, bien que j’y eusse décelé des preuves de l’activité des Morlocks, ce vénérable musée aux vastes salles et de construction robuste m’avait semblé la meilleure forteresse qui se pût défendre contre la ruse et les talents acrobatiques des Morlocks, et je conservais l’espoir que bien des artefacts et des reliques qui y étaient entreposés pussent servir à mes projets futurs. En outre, cette ruine, monument dédié à l’intellect, avec ses fossiles à l’abandon et ses bibliothèques écroulées, avait de quoi solliciter mon imagination ! C’était comme un grandiose vaisseau du passé, la quille brisée sur les récifs du temps ; et j’étais un naufragé de la même époque, un Robinson Crusoé rescapé de l’Antiquité.
Je réitérai et prolongeai mon exploration des salles et autres pièces caverneuses du palais. Je décidai de m’établir dans cette salle de minéralogie découverte lors de ma première visite, remplie d’échantillons bien conservés – mais totalement inutiles – d’une gamme de minéraux que j’eusse été bien en peine de nommer tous. Cette salle est sensiblement plus petite que certaines autres et d’autant plus facile à défendre ; et, quand je l’eus balayée et que j’eus allumé du feu, je finis par la trouver presque accueillante. Depuis lors, en étayant les vantaux brisés des portes et en obturant les brèches des vieux murs, j’ai étendu ma forteresse aux salles contiguës. Visitant la galerie de paléontologie, où trônait un gigantesque et inutile squelette de brontosaure, je découvris par hasard une collection d’ossements répandus sur le sol – manifestement par les espiègles Éloï – qu’il me fut à première vue impossible de reconnaître ; or, quand je reconstituai grossièrement les squelettes, je crus que c’étaient ceux d’un cheval, d’un chien, d’un bœuf et, me sembla-t-il, d’un renard. Bref, c’étaient les ultimes reliques des animaux familiers de mon Angleterre disparue ; mais les os en étaient trop dispersés et fragmentés – et mes notions d’anatomie trop imprécises – pour que j’eusse la certitude de les avoir identifiés.
Je suis également retourné dans la galerie en pente, mal éclairée, qui recèle les vestiges monstrueux de grandioses machines, car elle m’a servi de mine de pièces détachées pour fabriquer toutes sortes d’outils, et non plus seulement des armes. J’ai passé un certain temps à étudier un appareil qui ressemblait à une machine dynamo-électrique ; à première vue, il n’était pas excessivement délabré, et je me pris à imaginer de le mettre en marche et d’allumer ainsi ceux des globes brisés suspendus au plafond qui pourraient lui être reliés. Je supputai que l’éblouissante clarté de l’éclairage électrique et le bruit de la dynamo suffiraient à mettre en fuite les Morlocks ! Mais je ne dispose de rien qui puisse servir de carburant ni de lubrifiant ; de plus, les pièces délicates de ce monstre sont grippées et rouillées et j’ai donc été contraint d’abandonner ce projet.
Au cours de mon exploration du palais, je découvris une nouvelle pièce exposée qui eut l’heur de me plaire. Elle se trouvait non loin de la galerie contenant la maquette de la mine d’étain que j’avais observée la première fois, et c’était apparemment la maquette d’une grande ville. Cette pièce était si minutieusement détaillée et si volumineuse qu’elle remplissait presque une salle à elle seule ; le tout était protégé par une sorte de pyramide en verre, sur laquelle je dus essuyer des siècles de poussière accumulée avant de voir quoi que ce fût. Cette ville miniature avait manifestement été construite dans un futur très lointain par rapport à mon époque, mais la maquette était si ancienne dans cette ère crépusculaire que ses vives couleurs avaient eu le temps de pâlir à la lumière du soleil, même filtrée par la poussière. J’imaginai que cette ville était un avatar de Londres, car je crus reconnaître la morphologie caractéristique de la Tamise représentée par un ruban de verre qui serpentait au cœur de la maquette. Mais c’était un Londres considérablement transformé par rapport à la ville que je connaissais. La capitale était dominée par sept ou huit gigantesques palais de verre – qu’on imagine un Crystal Palace démesuré et plusieurs fois dupliqué, et l’on aura quelque idée de l’effet produit –, eux-mêmes reliés par une sorte de cuirasse en verre qui caparaçonnait intégralement la ville. Il n’y avait là rien de la sombre atmosphère du Dôme de Londres en 1938, car cet immense toit servait, me semblait-il, à capter et à amplifier le rayonnement solaire, et des alignements de réverbères – dont les minuscules ampoules ne fonctionnaient plus sur la maquette – sillonnaient la capitale. Une forêt de gigantesques moulins à vent – dont les ailes ne tournaient pas non plus – se dressait sur ce toit parsemé çà et là de vastes plates-formes au-dessus desquelles planaient des modèles réduits de machines volantes. Ces engins, sortes de libellules géantes, étaient surmontés de plusieurs étages d’ailes immenses, et des rangées de passagers miniatures étaient assis dans leurs nacelles.